Hannah Arendt, une éthique de la pensée
Hannah Arendt, une éthique de la pensée
Par Josyane Savigneau
La vie et l’œuvre de la philosophe allemande dans une formidable traversée radiophonique.
Hannah Arendt en 1944. | FRED STEIN / PICTURE-ALLIANCE / AFP
Voici une « Grande traversée » à ne pas manquer si l’on veut aller au-delà des clichés et des polémiques sur Hannah Arendt (1906-1975) et Martin Heidegger (1889-1976).
Hannah Arendt, la passagère, ce sont quatre épisodes de 1 h 50 – « La Jeune Fille venue d’ailleurs », « Le Chemin de l’exil », « Le Sens de l’action » et « La Maison sur l’océan ». On ne s’ennuie pas un instant tant Christine Lecerf a magnifiquement composé son enquête, réalisée par Julie Beressi.
On y entend beaucoup Hannah Arendt s’expliquer sur elle-même, en allemand. Des extraits de ses livres sont lus. Les nombreux témoins et experts qui interviennent sont tous passionnants.
On ne fait pas l’impasse sur les sujets délicats, sur les attaques ni sur les ennemis, tout en donnant la parole, en priorité, à ceux qui ont aimé Arendt, l’ont accompagnée et font vivre sa mémoire et son œuvre, comme Jerome Kohn, son légataire, Leon Botstein, le président du Bard College dans l’Etat de New York, Margarethe von Trotta, la réalisatrice du film Hannah Arendt (2012), ou encore Antonia Grunenberg, politologue, auteur d’Hannah Arendt et Martin Heidegger : histoire d’un amour (Payot, 2009).
Symbiose intellectuelle
Avant qu’on ne découvre la petite fille rebelle, très affectée par la mort précoce de son père, en 1913, ses amis parlent de sa beauté, de sa voix profonde et de son « charisme hypnotique ». « Ma mère était complètement irréligieuse, explique Hannah Arendt. Elle était juive, mais elle ne m’aurait jamais fait baptiser, par exemple. »
Sachant que tous les enfants juifs étaient confrontés à l’antisémitisme, elle avait posé une règle. Si le propos était tenu par un adulte, Hannah devait en informer sa mère, qui agirait. Si cela venait d’un autre enfant, elle devait se défendre elle-même.
Brillante jeune femme, elle commence ses études de philosophie à Marburg. Son professeur est Martin Heidegger. Ils ont une liaison. Pour certains, c’est une banale histoire d’étudiante amoureuse de son prof, ou « la jeune juive allemande avec son professeur qui va devenir un symbole de la nazification de l’Allemagne ».
D’autres refusent ces simplifications et tracent le portrait d’un enseignant qui faisait « vivre les textes » et ne proposait pas « une érudition morne ». Pour Margarethe von Trotta, « c’était un homme avec des idées neuves. Il a compris qu’elle était capable de saisir sa pensée et cela les a liés jusqu’à la fin. »
Le temps de l’exil
Pourtant, elle part pour Heidelberg suivre les cours de Karl Jaspers. Très vite, comme le montre Antonia Grunenberg – qui a aussi travaillé sur Walter Benjamin –, l’antisémitisme se répand en Allemagne et il lui faut songer à prendre « le chemin de l’exil ». D’abord Paris, où son premier mari, Günther Stern, s’est installé après l’incendie du Reichstag (27 février 1933), et duquel elle divorcera en 1937. Elle épousera Heinrich Blücher en 1940.
Depuis l’incendie du Reichstag, Hannah Arendt sait que son destin est politique. Elle déteste être appelée « une réfugiée », avec ce que cela comporte de dépersonnalisation. Elle apprend le français, donne des conférences « pour comprendre ce qu’il en est de l’antisémitisme ».
Elle se sent bien à Paris mais, comprenant qu’elle ne pourra pas rester en France, prend le chemin de New York, où elle entame la deuxième partie de sa vie. Elle est naturalisée américaine en 1951 et publie la même année Les Origines du totalitarisme.
« La Banalité du mal »
Mais elle n’en a pas fini avec l’Allemagne. Elle y retourne en 1949 et revoit Heidegger. De quoi parlent-ils ? Du langage, de la vengeance, de la réconciliation. On le sait grâce à des lettres du philosophe.
Pour Antonia Grunenberg, « Heidegger emporté par l’antisémitisme, c’était une sorte de trahison. On voit qu’elle hésite entre deux attitudes : contribuer au meurtre ou comprendre dans quoi ce philosophe s’est laissé embarquer. Cette division interne n’a jamais vraiment cessé. Pour elle, on ne pouvait pas dire que la philosophie de Heidegger était mauvaise dès le début et il fallait accepter le fait qu’une grande pensée puisse se précipiter dans cet abîme. »
Dans les années 1960, Arendt doit faire face à un combat plus dur encore. Quand Adolf Eichmann va être jugé à Jérusalem, elle demande au New Yorker de couvrir le procès. Et elle en tire un ouvrage sous-titré Rapport sur la banalité du mal (1963). Aussitôt polémique, le livre suscite de nombreuses insultes, « antisémite », « putain », et des menaces.
Dans l’émission, plusieurs témoins reviennent sur ces moments terribles. Arendt parle du malentendu : « On a cru que je disais que chacun pouvait avoir un Eichmann en lui. Ce n’est pas du tout ça. » Au fond, elle ne s’est jamais vraiment remise de ces attaques, en dépit de son bel appartement sur Riverside Drive (une avenue de Manhattan, à New York), où elle recevait la « tribu » de ses amis.
« Une éthique de la pensée »
Blücher meurt en 1970. Elle a l’impression que « le monde se vide ». Mais elle revoit Heidegger. Physiquement, elle vieillit terriblement. Malgré son état mélancolique, Arendt entreprend un nouveau livre, La Vie de l’esprit.
Elle vient d’en commencer la troisième partie quand elle meurt, dans la nuit du 4 décembre 1975, à l’âge de 69 ans. Ce qu’elle lègue ? « Une éthique de la pensée », conclura le philosophe Etienne Tassin.
« Hanna Arendt, la passagère », de Christine Lecerf. Du lundi 14 au vendredi 18 août, de 9 heures à 11 heures sur France Culture.