Le Kosovo entre débrouille et culture du secret
Le Kosovo entre débrouille et culture du secret
M le magazine du Monde
Le photographe Anoush Abrar a pu pénétrer l’intimité du clan d’Adem Jashari, tué pendant la guerre contre l’armée serbe. Ses images témoignent des difficultés économiques qui pèsent sur cette république des Balkans.
A Skenderaj (Kosovo), en 2014, des adolescents dépècent une chèvre qui sera mangée lors d’un mariage. / Anoush Abrar
Les secrets de famille sont parmi les plus difficiles à percer. Encore plus au Kosovo où s’y ajoutent ceux de la guerre. Et encore davantage dans la région de la Drenica. Situé à l’ouest de la capitale du pays, Pristina, c’est le berceau de la guérilla albanophone de l’Armée de libération du Kosovo (UCK). Réputé pour son fonctionnement mystérieux et clanique, ce mouvement paramilitaire s’est battu avec succès contre l’armée serbe lors de la guerre du Kosovo (1998-1999), qui a débouché sur l’indépendance du pays, proclamée il y a dix ans, le 17 février 2008.
Le photographe suisse Anoush Abrar (né à Téhéran) a tenté de pénétrer l’intimité de cette guérilla en passant l’été 2014 dans la famille d’un de ses fondateurs, Adem Jashari. Abrar a été invité dans la Drenica par son propre beau-frère, dont il a découvert un peu par hasard qu’il était un descendant de ce combattant. Tué avec une cinquantaine de proches par l’armée serbe en 1998, Adem Jashari est devenu un héros national : l’aéroport de Pristina porte d’ailleurs son nom.
Skenderaj, ville de plus de 9 000 habitants
« Jusqu’à ce que je découvre ce lien, mon beau-frère ne m’en avait jamais parlé », se souvient Anoush Abrar. Dans le fief familial de Skenderaj, ville de plus de 9 000 habitants, le photographe a pu partager le quotidien d’un clan et d’une société d’habitude difficilement pénétrables pour des étrangers. « J’aime entrer dans des mondes différents, auxquels il est difficile d’accéder », explique le photographe.
Dans l’intimité d’un clan kosovar
Même si elles ont été prises chez les Jashari, ses images ne montrent finalement pas autre chose que la vie banale du Kosovo actuel, avec ses deux piliers : la famille et la maison. « Je m’attendais à ce que les gens aient encore des armes ou à voir des traces de la guerre, mais en fait il n’y en avait pas du tout », se souvient Abrar, qui a pu se glisser dans la maison d’Adem Jashari, transformée en monument national, pour prendre les clichés des restes d’un drapeau albanais.
Bâtisses jamais finies mais déjà habitées, animaux tués dans la cour de la ferme, visages rugueux marqués par la vie à la campagne… La débrouille reste nécessaire au quotidien dans ce pays à l’économie atone et sous perfusion de l’étranger, avec l’argent envoyé par la diaspora ou celui des bailleurs occidentaux, parrains de l’indépendance. Spectaculaires, des mariages incessants scandent tous les étés, lorsque les émigrés reviennent au pays, rapportant par la même occasion devises et grosses cylindrées. « Il y a un côté très kitsch », souligne Abrar, qui avoue n’avoir pas toujours bien compris « les règles un peu étranges » de ces cérémonies où la mariée « ne doit ni parler ni sourire ».
Même s’il pose un regard intime et positif sur le Kosovo actuel, ses photos dévoilent aussi un aspect plus sombre et inquiétant. Un voile fait de secrets de famille et de secrets de guerre, sur lesquels la justice internationale peine toujours à enquêter, vingt ans après le conflit. « J’ai eu beau demander, on n’a jamais pu m’expliquer clairement quel est le lien de famille exact entre mon beau-frère Avni et Adem Jashari. » Au retour de ce voyage, Anoush et Avni se sont d’ailleurs brouillés et ne se voient plus. Comme si les secrets de la Drenica ne pouvaient pas ressortir au grand jour sans causer de dommages.