Lorsqu’il était à la tête de l’organisme anticorruption du Kenya, au début des années 2000, John Githongo a révélé certains des plus grands scandales financiers du pays. Depuis, cette figure de la société civile continue de lutter contre la corruption et pour la bonne gouvernance au Kenya avec son association Inuka, mais aussi à l’échelle du continent avec l’Africa Centre for Open Governance. Et garde un œil avisé sur la vie politique kényane.

Alors que le président Uhuru Kenyatta a prêté serment, mardi 28 novembre, dans un contexte social très tendu après la validation de sa réélection, une semaine plus tôt, par la Cour suprême, John Githongo a accepté de décrypter pour Le Monde Afrique l’intense crise politique qui secoue le Kenya depuis août.

La Cour suprême a validé l’élection présidentielle du 26 octobre, qui s’est tenue dans un climat de grande défiance après l’annulation par la même institution du scrutin d’août. Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle pour la démocratie kényane ?

John Githongo Ni l’un ni l’autre. Ces derniers mois, la Cour suprême a montré qu’elle est une institution judiciaire indépendante, à laquelle hommes politiques et citoyens peuvent faire appel. En septembre, elle avait décidé d’annuler le scrutin. Le 20 novembre, elle l’a validé. Sur les réseaux sociaux, dans les journaux, certains ne sont pas heureux de cette décision ou pensent qu’il y a eu des pressions, mais ce n’est pas l’opinion dominante. En revanche, notre pays connaît une profonde crise politique que la Cour suprême ne peut résoudre. Un cycle judiciaire s’est achevé, mais le problème politique est toujours là.

Comment résoudre cette crise politique ?

Tout le monde veut qu’Uhuru Kenyatta et [son opposant] Raila Odinga « dialoguent ». Pourquoi pas ? Cela fera redescendre la pression, mais cela ne résoudra rien. La carte de la participation électorale montre bien que seuls le centre du Kenya et la vallée du Rift [bastions du président Kenyatta et du vice-président, William Ruto] ont voté le 26 octobre [Odinga ayant appelé ses partisans à ne pas voter]. La majorité des Kényans ne l’ont pas fait : ils considèrent que le système politique ne fonctionne plus.

Notre société est très inégalitaire, c’est ce qui rend la compétition politique si dure et si violente. La nature du régime devrait refléter cela : notre régime, très présidentiel, est un échec, il aurait dû être abandonné depuis longtemps. Lors de la réforme constitutionnelle de 2010, nous avons réintroduit avec intelligence la décentralisation. Mais il fallait aussi opter pour un régime plus parlementaire ! Une nouvelle réforme de la Constitution est pour moi la seule solution de long terme.

C’est un peu ce que recherche l’opposition en voulant créer des « assemblées du peuple » chargées de faire des propositions en ce sens…

Ces assemblées du peuple sont bien plus que cela, et c’est pour moi un grand sujet d’inquiétude. Parce que nous n’avons pas résolu nos problèmes politiques, le débat sur la sécession d’une partie du Kenya s’est ravivé et la création de ces assemblées serait la première étape vers une division du pays.

Il y a eu plus de 54 morts depuis août. Faut-il craindre un retour des violences, comme en 2007-2008 ?

Ce n’est pas impossible. Ce qui diffère, c’est qu’en 2007 la situation était explosive : Mwai Kibaki avait volé l’élection et l’opposition avait immédiatement réagi. Cette fois, la Cour suprême a fonctionné comme une soupape de sécurité. Ensuite, il faut rappeler que la police joue un rôle central dans les violences actuelles. Au Kenya, quand il n’y a pas de police, il n’y a généralement pas de morts. Vendredi 24 novembre, lors du rassemblement organisé pour le retour de Raila Odinga à Nairobi, il y en a eu trois. La façon dont la police fait usage de la force n’est pas adaptée.

D’où vient cette violence disproportionnée de la police ?

Beaucoup de pays nous envoient leurs troupes car nous avons l’un des meilleurs centres d’entraînement d’Afrique. Le problème n’est pas donc la formation, mais la culture. Le Kenya colonial était une économie d’apartheid avec une police agressive, qui menait des expéditions punitives pour faire peur au plus grand nombre. Je pense que cette culture existe toujours.

Mais il y a une nouveauté : ces violences sont désormais filmées et partagées immédiatement sur Facebook, sur Twitter… L’Etat va devoir en tenir compte. Et contrairement à nos voisins, tels l’Ouganda ou le Soudan, où l’on coupe Internet en période électorale, c’est impossible ici car nous utilisons notre portable pour payer, pour consulter notre banque, pour tout. Le Kenya a la population la plus « mondialisée » d’Afrique subsaharienne et aussi la plus éduquée. Ironiquement, l’autre pays à avoir eu cette caractéristique fut longtemps le Zimbabwe…

Quelles leçons la démocratie kényane peut-elle tirer de la chute de Robert Mugabe au Zimbabwe ?

Ce qui se passe à Hararé n’a rien à voir avec la démocratie, c’est simplement une conséquence de la bataille au sein de la ZANU-PF, une partie de l’élite ne voulant plus du vieil homme. Faire une comparaison est difficile : la situation politique est très spécifique dans les pays où le parti de l’indépendance est toujours au pouvoir, comme au Zimbabwe mais aussi en Afrique du Sud, avec l’ANC.

S’il faut comparer, laissez-moi souligner un point positif : même si nous connaissons des turbulences, nous n’avons pas de soldats à la tête de l’Etat, comme en Ouganda, en Ethiopie ou au Rwanda. Nos leaders, qu’il s’agisse de Kenyatta ou d’Odinga, sont d’abord des hommes d’affaires. Alors certes, ils sont moins disciplinés et plus corrompus, mais c’est toujours mieux que d’être gouverné par des militaires.

Vous avez été un proche témoin de certains des plus grands scandales de corruption du pays. On parlait alors de « mafia du mont Kenya », en référence à la région kikuyu. Ce terme est-il toujours d’actualité ?

Il y avait une mafia du mont Kenya autour de Mwai Kibaki. Avec Kenyatta, c’est différent : il y a toujours une mafia kikuyu, mais il y a désormais aussi une mafia de la vallée du Rift autour de l’ancien vice-président, William Ruto.

Des scandales d’ampleur similaire à ceux que vous avez combattus peuvent-ils avoir lieu aujourd’hui ?

Les pires ont lieu actuellement, sous cette administration. L’un des plus grands scandales, ce sont les eurobonds : nous avons emprunté des milliards, où sont-ils allés ? Un autre problème, ce sont les « contrats de vent », ces commandes exorbitantes passées par des administrations à des gens qui ne délivreront jamais rien, comme le scandale Anglo Leasing. Ces dernières années, ces contrats ont gagné le secteur privé, c’est nouveau et c’est très regrettable.

Selon moi, les choses ont aussi empiré depuis que le Kenya est devenu un partenaire clé dans la lutte contre le terrorisme des Chabab, car cela entraîne d’importants flux financiers. La même chose s’est passée pendant la guerre froide, quand nous étions entourés d’Etats socialistes. A chaque fois que cela arrive, la démocratie kényane recule.

Le Kenya est très informatisé, de nombreuses démarches administratives se font uniquement en ligne. Cela ne permet-il pas de lutter contre la corruption ?

C’est encore trop tôt pour le dire. Avant, les Kényans payaient l’agent administratif pour obtenir leur permis de conduire ; c’est terminé, mais ils continuent de payer la police ou le service national de transport. La corruption bouge, c’est comme un ballon de football. Un autre exemple : nous avons adopté un logiciel de gestion des finances publiques afin d’apporter de la transparence et de l’efficacité dans la gestion de l’argent public. C’est un très bon système quand on l’utilise à bon escient, mais si on l’utilise pour détourner de l’argent, on peut voler beaucoup plus d’un coup. C’est arrivé récemment. L’effet de l’informatisation est alors nul. Le problème, c’est qu’on ne peut pas numériser l’intégrité.