« Razzia » : les maux du royaume passés au crible
« Razzia » : les maux du royaume passés au crible
Par Jacques Mandelbaum
A travers plusieurs cas d’école, le film de Nabil Ayouch dénonce la dérive autoritaire en cours au Maroc.
Le film dépeint l’insupportable pression sociale subie par les Marocains (ici, Maryam Touzani et Arieh Worthalter). / LES FILMS DU NOUVEAU MONDE/ARTEMIS PRODUCTIONS/ALI N' PRODUCTIONS/FRANCE 3 CINEMA
Depuis Mektoub (1997), son premier long-métrage, Nabil Ayouch, né à Paris d’un père marocain et d’une mère tunisienne, installé au Maroc depuis dix ans, n’a cessé de confronter, sans aménité particulière et avec un courage certain, son œuvre à la situation socio-politique marocaine. Dérive autoritaire, inégalités sociales, terrorisme, misère, prostitution, autant de sujets qui fâchent et qui rendent la sortie de ses films au Maroc – quand seulement ils sortent – un rien tendue, et sa propre personne, à l’occasion, ouvertement menacée.
Razzia ne fait pas exception à la règle, qui brosse entre deux époques significatives (les années 1980 avec l’arabisation à marche forcée et la suppression des humanités dans l’enseignement ; les années 2000, avec la généralisation dans la sphère sociale de cet esprit répressif), l’inflexion tout à la fois nationaliste et religieuse que l’Etat donne à sa politique. Razzia est, en un mot, l’histoire d’un considérable rétrécissement, des libertés et des consciences.
Construit entre deux dates, le récit aménage des réminiscences narratives qui mènent de l’une à l’autre, mais reste fondamentalement un film choral, qui dresse le portrait de cinq personnages isolés illustrant, à des titres divers, l’ostracisation à l’œuvre dans la société marocaine.
Alliance des conservatismes
Un instituteur enseignant en berbère dans un village de montagne, que l’on oblige à abandonner sa langue et à renoncer à l’enseignement de certaines matières. Une belle femme enceinte qui ne reste qu’un objet de soumission pour son mari. Une jeune fille très riche délaissée par ses parents et coupée des réalités de son pays. Un restaurateur juif et son vieux père, témoin d’une époque plus propice à la cohabitation. Un jeune homosexuel, fan de Freddie Mercury, qui souffre du mépris de son père.
La simple énumération de cette trame fragmentée, nouée en patchwork, associée à la volonté de mettre chaque personnage en situation conflictuelle, donne une idée de la gageure cinématographique. De fait, le risque de l’effilochage menace constamment le film. Succession un peu démonstrative de cas d’école, coexistence dramaturgique de personnages qui ne sont rien les uns pour les autres : Razzia prend délibérément le risque de faire passer l’épreuve cinématographique, avec sa part nécessaire d’indécision et de liberté, sous les fourches Caudines de l’omniscience scénaristique.
Bande-annonce RAZZIA de Nabil Ayouch
Durée : 01:52
Il n’en reste pas moins que le film parvient à montrer le découplage entre espace privé et espace public sur la scène de la société marocaine, le premier se réduisant à mesure que le second étend, avec de plus en plus de brutalité, sa juridiction. Femme affichant sa sensualité avilie par les regards et les remarques des passants, juif en butte à l’antisémitisme d’une prostituée, homme efféminé conspué par les jeunes de son quartier, autant de situations qui dépeignent l’atmosphère irrespirable de la pression sociale suscitée par l’alliance de tous les conservatismes et, partant, le courage qu’il faut mobiliser pour lui résister.
Film franco-marocain de Nabil Ayouch. Avec Maryam Touzani, Arieh Worthalter, Abdelilah Rachid, Amine Ennaji (1 h 59).