« Foxtrot » : la danse macabre des mythes fondateurs
« Foxtrot » : la danse macabre des mythes fondateurs
Par Thomas Sotinel
Le réalisateur israélien Samuel Maoz interroge l’identité et le devenir de l’Etat juif.
Depuis sa première à Tel-Aviv, le 28 août 2017, Foxtrot est poursuivi par la vindicte de la ministre de la culture israélienne, Miri Regev. La présentation du deuxième long-métrage de Samuel Maoz à la Mostra de Venise quelques jours plus tard, sa sélection pour représenter Israël aux Oscars, sa projection en ouverture du Festival du cinéma israélien de Paris en février, chacun de ces épisodes a excité l’aigreur de la ministre qui s’est tour à tour affligée du Lion d’argent remporté par Foxtrot à Venise (« C’est la preuve que l’Etat ne doit pas financer des films qui peuvent être utilisés comme des armes de propagande aux mains de nos ennemis »), réjouie qu’il ne soit pas nommé à l’Oscar du film en langue étrangère, avant de demander à l’ambassade d’Israël à Paris de retirer son soutien à la manifestation qu’ouvrait le film de Maoz.
La compilation des interventions de Mme Regev pourrait avantageusement remplacer les citations de critiques de cinéma sur une colonne Morris. Elle ne s’y serait pas autrement prise si elle avait voulu démontrer que Foxtrot (dont elle convient qu’elle ne l’a jamais vu) constituait une contribution importante à la conversation nationale israélienne. De fait, Samuel Maoz a tenté de concentrer en à peine deux heures des décennies d’interrogations sur l’identité et le devenir de l’Etat juif. Le cinéaste le fait en déployant un arsenal impressionnant : dérision, distanciation, recherche formelle qui confine au maniérisme. Cette virtuosité est souvent irritante, elle est peut-être nécessaire pour tenir en respect la force de la tragédie qui menace sans cesse d’engloutir le monde absurde dans lequel se débattent les personnages de Foxtrot.
Infinie perversité
Pour parler d’eux et de ce qui leur arrive, il est à peu près impossible de ne pas dévoiler les mécanismes de ce drame en trois actes, dont les articulations sont mues par un destin qui semble tirer sa force d’une infinie perversité. Au premier acte, Michael Feldman ouvre sa porte à un groupe de jeunes gens en uniformes. Feldman (Lior Ashkenazi) est un quinquagénaire dont le physique altier se marie à merveille avec la décoration géométrique de son appartement moderne. C’est normal, il est architecte. Les jeunes gens en uniforme sont venus lui annoncer la mort de son fils Yonatan, qui sert dans les rangs de Tsahal. Daphna (Sarah Adler), la mère du jeune homme, s’évanouit et est immédiatement placée sous sédation par la fraction médicale de la petite troupe de prophètes de malheur. C’est la première d’une série de métaphores qui jalonnent ce film au point d’en briser souvent les lignes.
Dans un désert boueux, le point de passage gardé par des soldats israéliens est bordé d’une casemate protégée par un parasol en lambeaux. Avec à gauche, Yonatan Shiray, et à droite, Itay Exlroad, dans « Foxtrot », de Samuel Maoz. / SOPHIE DULAC DISTRIBUTION
Une fois la moitié du peuple endormie, le père est pris d’une sainte rage qui le dresse contre le mutisme de Tsahal (on refuse de le laisser voir le corps de son fils, de lui révéler les circonstances de sa mort) et d’une subite allergie aux visites de condoléances. Michael Feldman file donc dans l’équivalent israélien d’un Ehpad pour annoncer la nouvelle à la grand-mère du jeune soldat, une femme atteinte de démence sénile qui prend des cours de danse de salon en compagnie d’autres patients qui portent, pour certains, un pyjama rayé. Lorsque Mme Feldman mère s’adresse à son fils, elle le fait en allemand, la seule langue dont elle a conservé la maîtrise. C’est l’une des autres obsessions dont traite le film, souvent sur le mode du sacrilège : le lien entre la naissance d’Israël et la Shoah.
Soldats désabusés
Dans la seconde partie de Foxtrot, qui montre la vie quotidienne de Yonatan dans un poste de garde perdu dans un désert boueux, ce thème se déploie en un récit picaresque et sordide, qui explique la haine que voue la mère germanophone à son fils. Là où le premier acte relevait d’un théâtre cruel et intellectuel, le volet central de Foxtrot entre de plain-pied dans le théâtre de l’absurde. Le checkpoint où sont affectés Yonatan et ses camarades ne ressemble en rien à ceux que l’on a vus ailleurs, chez Elia Suleiman ou Avi Mograbi. Les soldats sont casernés dans un conteneur qui menace de s’enfoncer dans le sol, le point de passage est bordé d’une casemate protégée par un parasol en lambeaux. De toute évidence, ce sont ces images de soldats désabusés, chargés sans grands moyens d’une mission absurde qui ont suscité la colère de la ministre de Benyamin Nétanyahou, plus encore peut-être que la séquence mettant en scène la mort d’un groupe de civils palestiniens sous les balles israéliennes – on laissera à chacun(e) le soin de qualifier l’événement : crime de guerre, bavure ou accident.
Quand il filme ces gamins en uniforme, Samuel Maoz aime les inscrire dans des cadres géométriques qui rappellent les cases de la bande dessinée à laquelle le conscrit Yonatan consacre ses heures d’ennui. On dirait presque que ce conflit est devenu abstrait, élément d’une structure à laquelle il contribue sans que personne ne prenne plus conscience de sa réalité humaine. Dans cette configuration, les Palestiniens qui, dans Foxtrot, ne sont jamais que les passagers d’une voiture dont on contrôle l’identité, n’ont pas d’autre rôle que de venir troubler une utopie dont on cherche en vain la pureté originelle.
Le troisième acte de Foxtrot, situé quelques mois après les deux précédents, est consacré au deuil de la famille Feldman, et, pour filer la métaphore, à celui de l’utopie sioniste. Les parents et leur fille Alma (Shira Haas) sont réunis dans l’appartement qui a perdu de sa splendeur. Ils cherchent à donner un sens à ce qui a précédé. Ces séquences à la tonalité sombre permettent à Sarah Adler de donner corps à son personnage de mère, sans parachever tout à fait l’architecture ambitieuse dont Samuel Maoz avait entrepris l’édification. Le foxtrot est une lettre de l’alphabet militaire, mais aussi – c’est le cinéaste qui le souligne – une danse qui ramène toujours les danseurs au point de départ. On pourrait presque reprocher au film homonyme de ne pas laisser ses spectateurs beaucoup plus avancés qu’ils ne l’étaient en entrant dans la salle. Samuel Maoz répondrait probablement que son propos était de mettre en scène cette immobilité gesticulante.
Foxtrot (2018) - Bande-Annonce VOST - En salles le 25 avril 2018
Durée : 01:31
Film israélien de Samuel Maoz. Avec Lior Ashkenazi, Sarah Adler, Yonatan Shiray (1 h 53). Sur le Web : www.sddistribution.fr/film/foxtrot/136
Les sorties cinéma de la semaine (mercredi 25 avril)
- Marion, film français d’HPG (à ne pas manquer)
- Milla, film français et portugais de Valérie Massadian (à ne pas manquer)
- Bottle Rocket (1996), film américain de Wes Anderson (à voir)
- Foxtrot, film allemand, français et israélien de Samuel Maoz (à voir)
- Land, film français, italien, mexicain et néerlandais de Babak Jalali (à voir)
- Mai 68, la belle ouvrage, documentaire français de Jean-Luc Magneron (à voir)
- Nobody’s Watching, film américain, argentin, brésilien, colombien, espagnol et français de Julia Solomonoff (à voir)
- Transit, film allemand de Christian Petzold (à voir)
- Amoureux de ma femme, film français de Daniel Auteuil (pourquoi pas)
- Ciao Ciao, film chinois et français de Song Chuan (pourquoi pas)
- La Route sauvage, film américain d’Andrew Haigh (pourquoi pas)
- La Vita possibile, film italien et français d’Ivano De Matteo (on peut éviter)
Nous n’avons pas vu :
- Avengers: Infinity War, film américain de Joe et Anthony Russo
- Le Bateau ivre, film français de Dominique Philippe
- Comme des garçons, film français de Julien Hallard
- Mika et Sébastian, l’aventure de la poire géante, film d’animation danois de Jorgen Lerdam, Philip Einstein Lipski et Amalie Næsby Fick
- Les Municipaux (ces héros), film français d’Eric Carrière et Francis Ginibre
- Une femme heureuse, film britannique de Dominic Savage