Migrants : « Les passeurs se désintéressent complètement de la survie des personnes »
Migrants : « Les passeurs se désintéressent complètement de la survie des personnes »
Fabienne Lassalle, directrice adjointe de l’ONG SOS-Méditerranée, dit attendre du Conseil européen, jeudi à Bruxelles, « un dispositif européen, clair et efficace, qui permette de sauver des vies et de ramener les rescapés dans des ports sûrs ».
Fabienne Lassalle, directrice adjointe de l’ONG SOS-Méditerranée. / PIERRE BOUVIER / « Le Monde »
La question migratoire provoque de nombreux remous au sein de l’Union européenne. Le sujet sera au cœur des débats du Conseil européen qui s’ouvre jeudi 28 juin, à partir de 16 heures, à Bruxelles. Fabienne Lassalle, directrice adjointe de l’ONG SOS-Méditerranée, et Laura Garel, chargée de communication au sein de l’ONG, ont répondu à vos questions sur le rôle des ONG dans cette crise migratoire.
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Delphine : Comment réagissez-vous aux dernières déclarations de M. Macron sur les ONG qui viennent en aide aux migrants en Méditerranée les accusant, peu ou prou, de faire le jeu des passeurs ?
Fabienne Lassalle et Laura Garel : Il faut rappeler que, sur la zone, en Méditerranée, de nombreux acteurs mènent des opérations de sauvetage dans les eaux internationales : des navires des garde-côtes italiens, des navires militaires, de marine marchande et des opérations Frontex (force européenne), et enfin les navires humanitaires. Tous répondent au droit maritime international de porter secours aux migrants. C’est une obligation et un devoir. Pourquoi dans ce cas stigmatiser le travail des ONG qui, en 2017, ont assuré 40 % des opérations de sauvetage ?
C’est face à l’insuffisance des moyens en mer, après l’arrêt de l’opération « Mare Nostrum » en 2014 (opération de la marine italienne de sauvetage en mer ayant permis de secourir 150 000 personnes entre 2012 et 2014), que les ONG humanitaires ont décidé d’intervenir.
Malgré nos interventions, les moyens sont largement insuffisants et le nombre de morts en mer ne cesse d’augmenter. Sur l’axe de la Méditerranée centrale (entre la Libye et l’Italie), il y a au moins 1 000 morts depuis janvier 2018 selon le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’Organisation des Nations unies. Au cours de ces quatre dernières années, il y a eu plus de 14 000 morts selon l’Organisation internationale pour les migrations.
Fred10 : Les organisations type SOS-Méditerranée ne peuvent-elles pas agir plus en amont du problème, à savoir dissuader les migrants de prendre les navires, payer leur voyage, et organiser leur protection ?
Les opérations de sauvetage sont extrêmement complexes et onéreuses. SOS-Méditerranée est une association de sauvetage en mer, c’est notre mandat et notre compétence. Et nous témoignons de ce qu’ont vécu et de qui sont les rescapés. Notre protection vis-à-vis d’eux est limitée à la partie maritime pendant leur séjour sur le navire.
Camille : Le droit international précise-t-il vraiment que l’Aquarius doit se diriger vers le port le plus proche, comme le proclame le gouvernement ?
Le droit maritime international prévoit en effet que l’Aquarius, comme tout navire qui a effectué une opération maritime de sauvetage, doit pouvoir débarquer les rescapés dans un port sûr : là où les droits essentiels et les besoins fondamentaux des rescapés sont respectés (besoins médicaux, protection des personnes). Cela doit se faire le plus efficacement et le plus rapidement possible, d’où la recherche pour le navire du port sûr le plus proche.
Ce sont les centres de coordination des secours maritimes qui organisent les opérations de sauvetage et indiquent le port de débarquement. Un sauvetage est considéré comme terminé lorsqu’un port sûr a été désigné. Depuis le début de ces opérations, l’Aquarius a toujours répondu aux instructions du centre de coordination de sauvetage de Rome, qui est historiquement le plus compétent dans cette zone.
Roudoudou : Dans le cadre de vos interventions, avez-vous des contacts avec les réseaux de passeurs libyens ou autres, qui sont à l’origine des départs de migrants sur mer ? Par exemple, êtes-vous informés des lieux de départ des embarcations ?
SOS-Méditérranée n’a jamais eu aucun contact avec les réseaux de passeurs libyens. Les opérations de sauvetage sont toujours supervisées par le centre de coordination de Rome. Soit ce centre reçoit directement un appel de détresse, contacte les bateaux les plus proches dans la zone, et donne instruction à ceux-ci de se rendre sur place et de réaliser l’opération. C’est la majorité des cas.
Il se peut aussi que les équipes de l’Aquarius repèrent à la jumelle ou au radar une embarcation en détresse. Dans ce cas, sa première action va être d’en informer le centre de coordination de sauvetage, qui donnera l’instruction d’opérer. C’est donc toujours ce centre qui garde la main et indiquera le port de débarquement.
Au sujet des passeurs, ils font bien peu de cas des navires de sauvetage, car ils se désintéressent complètement de la survie des personnes à qui ils ont extorqué l’argent de leur passage. Comme en témoignent les rescapés à bord de l’Aquarius, les passeurs n’ont pas pour objectif que les migrants arrivent en Europe.
Rachel : Je tiens d’abord à vous remercier et à vous féliciter pour le travail que vous réalisez. En même temps que les migrants, vous sauvez l’image de l’Europe. Pourriez-vous revenir sur la situation en Libye ?
SOS-Méditerranée n’est pas présente en Libye. Ce que nous en savons, nous l’apprenons de personnes que nous recueillons à bord de l’Aquarius. Tous, sans exception, font état de ce qui est devenu « un enfer libyen » : violences sexuelles sur les femmes et les hommes, tortures, extorsion, travail forcé… Notre équipe médicale constate d’ailleurs ces sévices au moment des soins (blessures par balles, cicatrices sur le corps et l’âme, membres fracturés).
« L’enfer migratoire libyen », une série en trois épisodes
« Le Monde » s’est rendu sur les côtes de Libye où se pressent, venus d’Afrique subsaharienne, les candidats à l’exil en Europe. A la faveur du chaos consécutif à la chute du régime Kadhafi, les filières de la migration se sont complexifiées et le danger, pour les migrants, est omniprésent.
L’Union européenne a entrepris depuis près de deux ans de financer et de former des garde-côtes libyens pour intervenir. Mais on ne sait pas toujours à qui on a à faire. Récemment l’un d’eux, de Sabratha, a été sanctionné par l’ONU pour son implication dans un réseau de passeurs. Les garde-côtes libyens sont de plus en plus présents dans la zone mais lorsqu’ils interceptent les embarcations en détresse, ils les ramènent sur les côtes libyennes, ce qui les remet dans le circuit des passeurs. Depuis plusieurs mois, le centre de coordination maritime de Rome leur délègue de plus en plus souvent la responsabilité des sauvetages.
Nos équipes, sur l’Aquarius, ont été témoins à de nombreuses reprises d’interceptions dans les eaux internationales, le centre de Rome leur ayant donné l’instruction de ne pas intervenir. Dans ces situations, nos offres d’assistance sont rejetées par les garde-côtes libyens présents. Ce qui provoque des scènes de panique et de chaos, les personnes préférant se jeter à la mer plutôt que d’être ramenés en Libye.
Lire la série d’articles de Maryline Baumard, montée à bord de l’Aquarius en 2016.
Ambre : Qu’attendez-vous du Conseil européen qui s’est ouvert aujourd’hui ?
Nous attendons un renforcement des moyens de sauvetage en mer pour mettre fin à cette tragédie (plus de 14 000 morts sur ces quatre dernières années). Nous souhaitons un dispositif européen, clair et efficace, qui permette de sauver des vies et de ramener les rescapés dans des ports sûrs. Comme le prévoit le droit maritime international.
Nous attendons également que la sauvegarde des vies humaines soit priorisée avant tout autre considération politique. Les atermoiements de ces dernières semaines – qui ont conduit l’Aquarius à s’éloigner de la zone de sauvetage pour finalement accoster à Valence, à plus de 1 500 kilomètres – puis le refus de Malte d’accueillir l’Aquarius pour son escale technique, sont autant d’événements qui pénalisent l’efficacité de nos interventions et qui se traduisent par des drames. Pendant ce temps, plus de deux cents personnes sont mortes en deux jours au large de la Libye la semaine dernière.
Nous attendons des Etats européens qu’ils trouvent un accord pour que de telles situations ne se reproduisent plus.