Quatre vies et une mort pour l’« American Victory »
Quatre vies et une mort pour l’« American Victory »
Par Denis Cosnard
De la seconde guerre mondiale à la crise de la sidérurgie, ce navire a tout connu. A 76 ans, il part à la casse.
« L’USS Neshanic » en novembre 1945, à la fin de sa première vie. Il en aura trois autres. / Navsource
Rares sont les navires de commerce qui ont droit à une nécrologie. La plupart se cachent pour mourir, démolis à l’abri des regards au Bangladesh, en Inde ou au Pakistan, puis revendus en miettes au cours de la ferraille. Mais l’American Victory est un cas à part. Depuis 1942, ce bateau a connu, sous huit noms différents, tous les soubresauts de l’histoire américaine : des combats en mer, des heures de gloire, des accidents mortels, des crises. A 76 ans, le héros chancelant part enfin à la casse. En cours de remorquage vers Aliaga, en Turquie, il doit y être démantelé ces prochains mois. Pour l’heure, « c’est un mémorial flottant », selon les mots de l’ancien capitaine Bryan Rydberg.
La saga, que détaille l’association Robin des bois dans son bulletin A la casse paru le 31 juillet, débute en juin 1942 dans les chantiers navals de Sparrows Point (Maryland). C’est là que la marine fait construire ce tanker, destiné à ravitailler les forces américaines. Il entre en service en février 1943, sous le nom d’USS Neshanic, et se retrouve vite au cœur de la guerre du Pacifique.
Sillonnant l’océan, il est la cible de plusieurs attaques sous-marines et aériennes. En juin 1944, une bombe japonaise explose sur le pont et déclenche un incendie qui fait 33 blessés. Mais le bateau tient bon, et joue son rôle jusqu’à la reddition du Japon, en août 1945.
Drame du 7 août 1958
Démobilisé, l’ancien combattant passe dans le civil en 1947. Une compagnie pétrolière l’achète à l’armée et lui donne son propre nom, Gulfoil. Démarre alors une deuxième vie classique, similaire à celle des milliers de bâtiments qui se mettent à acheminer en masse l’or noir vers les pays consommateurs. Une vie de routine jusqu’au drame du 7 août 1958. Ce matin-là, dans la baie de Narragansett (Etat de Rhode Island) noyée sous le brouillard, le Gulfoil percute un autre tanker bourré d’essence, le Graham. Explosion. Double incendie. Le Graham coule. A bord du Gulfoil, 18 des 38 hommes sont tués, et beaucoup d’autres brûlés.
Le bateau, lui, survit à la catastrophe. A Baltimore, il est réparé et profondément transformé. Sa longueur passe de 153 à 218 mètres. Le château est déplacé à la proue. De quoi renaître dans la peau d’un laquier, ces navires qui convoient des marchandises en vrac sur les Grands Lacs et le Saint-Laurent. Pour divers propriétaires, il transporte des minerais, puis, après une nouvelle opération chirurgicale imposée par la crise de la sidérurgie, du grain et du charbon.
C’est sur le lac Michigan qu’en 1986, le bateau explose de nouveau, à cause d’une poche de gaz de charbon. Deux mécaniciens sont tués, et le drame amène à durcir la réglementation sur les navires contenant du charbon. Ce n’est cependant qu’en 2008 que le vétéran en bout de course, rebaptisé American Victory, cesse de naviguer. Il faudra dix ans encore pour qu’il entame son dernier voyage, vers la Turquie. Au prix du métal, son ultime propriétaire pourrait récupérer 3 millions de dollars (2,6 millions d’euros).