« L’amour est une fête » : plongée hédoniste dans la nuit
« L’amour est une fête » : plongée hédoniste dans la nuit
Par Jacques Mandelbaum
Le réalisateur Cédric Anger évoque l’artisanat des films pornos des années 1980, avec le duo Canet-Lellouche.
Bienvenue dans l’ancien monde. Paris, 1982, Le Mirodrome. Un peep show de Pigalle en déclin tenu par Franck (Guillaume Canet) et Serge (Gilles Lellouche), qui ont l’idée de tourner de courts pornos amateurs. Magie fantasmée du cinéma. L’affaire reprend de plus belle. Au point qu’une bande cagoulée, vraisemblablement commanditée par quelque cacique de l’industrie du porno, vient la leur détruire intégralement. Monde voluptueux de la nuit, du désir, du plaisir, mais aussi de la violence, du banditisme, de l’illégalité.
Le film s’était ouvert, au petit matin d’une nuit d’orgie ordinaire, dans une belle maison bourgeoise avec piscine. Gueule de bois des deux associés, fille nue passant languissamment, retour difficile à la vie diurne – pour ne pas le nommer : au réel. On pense a priori que ce retour à l’ordre du jour sera, sous les auspices du dégrisement et de la chute, le programme nécessaire de L’amour est une fête. C’est mal connaître Cédric Anger, dont l’œuvre (Le Tueur, L’Avocat, La prochaine fois je viserai le cœur) n’aime rien tant que les histoires d’infiltration, la duplicité des personnages, le doute jeté sur les hiérarchisations morales et esthétiques. Il n’échappe à personne que cette combinaison vaut aussi comme possible définition de l’auteur de cinéma, ce qui n’étonne pas venant de la part d’un ex-critique formé à la cinéphilie des Cahiers du cinéma.
De nouveau mis à terre, Franck et Serge se tournent donc vers un professionnel du X (le régulièrement et formidablement excentrique Michel Fau) pour se relancer encore une fois. Sauf que – coup de théâtre que le lecteur pourrait, à juste raison, nous reprocher de révéler si l’enjeu du film n’était fondamentalement ailleurs –, les deux compères se révèlent être des flics infiltrés dans le milieu du sexe pour, par un flagrant délit savamment orchestré, y frapper un gros coup et siffler la fin de la récréation des seventies.
L’idée de Cédric Anger, pour le dire avec la finesse des titres de films olé-olé de l’époque, n’est pourtant pas que ces personnages frappent un grand coup, mais qu’ils se contentent de le tirer. Plus élégamment dit, que la loi cède devant le désir, que l’exultation des corps et l’ivresse des sens défient tant l’hypocrisie de la société du contrôle que les ligues de vertu. L’histoire de ce film immoral et erratique, mû par une fantaisie hédoniste, est donc celle de la lente dérive de deux flics de la lugubre brigade des mœurs vers la libération de leurs propres mœurs. Saisie au crépuscule d’un artisanat du porno où le plaisir et la liberté d’en jouir avaient, si l’on en croit l’auteur, encore leur place, L’amour est une fête est un film impertinent, qui ne se fera pas que des ami(e)s dans sa propre époque. Laquelle lui reprochera la ténuité de personnages féminins réduits à de purs véhicules de plaisir, ainsi qu’une possible idéalisation de la petite entreprise pornographique, dont il y a lieu de supposer qu’elle ne se résuma pas à une rayonnante utopie libératrice.
Vitalité lyrique
Il n’en reste pas moins que le monde étincelant qu’il nous dépeint – grand ensoleillement de couleurs chaudes, tunnels narratifs enrobés dans une playlist glamrock électrisante et pailletée – séduit par sa vitalité lyrique, serait-il empreint d’une certaine morbidesse qui suggère avec finesse la face obscure de cette émancipation. Un monde qui nous paraît aujourd’hui précieux parce qu’il résiste encore un tant soit peu à l’aliénation marchande intégrale, parce que les délinquants y ont une âme d’enfant, les réalisateurs de porno une ambition esthétique, les hommes et les femmes un commun désir de jouissance.
Associé à la récente sortie d’Un couteau dans le cœur, de Yann Gonzalez, évocation baroque du milieu du porno gay, L’amour est une fête témoigne, à l’évidence, d’un intérêt actuel pour la levée des tabous et l’efflorescence sexuelle des années 1970. On le perçoit ailleurs, depuis la remise en lumière (en DVD chez Artus Films) du ténébreux Jess Franco, roi ibérique du cinéma bis, jusqu’à la programmation imminente d’un porno féministe au festival du cinéma italien d’Annecy (ISVN. Io sono Valentina Nappi, de Monica Stambrini). On y voit la recherche de ce que l’uniformisation actuelle du monde tend à détruire : l’existence d’une contre-culture.
L'amour est une fête - avec Guillaume Canet et Gilles Lellouche - Bande-annonce
Durée : 02:07
Film français de Cédric Anger. Avec Guillaume Canet, Gilles Lellouche, Michel Fau, Camille Razat, Xavier Beauvois (1 h 59). Sur le Web : www.marsfilms.com/film/lamour-est-une-fete