« Dans la région du lac Tchad, le vide politique bénéficie à Boko Haram »
« Dans la région du lac Tchad, le vide politique bénéficie à Boko Haram »
Par Marc-Antoine Pérouse de Montclos
Pour le chercheur Marc-Antoine Pérouse de Montclos, les carences des Etats favorisent « l’épopée sanglante » du groupe djihadiste.
Un membre d’un groupe d’autodéfense contre Boko Haram, à Kerawa, au Cameroun, en mars 2016. / Joe Penney / REUTERS
L’insurrection des djihadistes de Boko Haram affecte les régions sahéliennes autour du lac Tchad, à commencer par l’Etat nigérian du Borno, fief historique du groupe. Ce conflit dit « de basse intensité » est loin d’être terminé et constitue encore aujourd’hui un important enjeu politique, notamment en période de campagne électorale. Mais il retient moins l’attention. En effet, sa prolongation a fini par provoquer une certaine lassitude, tant de la part de la communauté internationale que des quatre pays engagés dans une coalition antiterroriste contre Boko Haram : le Nigeria, le Niger, le Tchad et le Cameroun.
C’est particulièrement flagrant au niveau de capitales comme Niamey, Abuja et Yaoundé, qui, à la différence de N’Djamena, sont très éloignées de la zone. Pour reprendre une expression souvent utilisée par les spécialistes de la sécurité, on s’y est ainsi habitué à « un niveau acceptable de violence ». Au Nigeria, les attentats-suicides et les enlèvements de Boko Haram, qui faisaient la une des journaux locaux, ont désormais été relégués au rang de simples entrefilets.
Dans l’Etat du Borno, un avenir morose
Les regards sont plutôt braqués sur les élections à venir dans le pays le plus peuplé du continent. Le scrutin de 2019 va y opposer deux routiers de la politique : le président sortant, Muhammadu Buhari, et un homme d’affaires réputé corrompu, Atiku Abubakar. Les deux candidats sont des musulmans du nord du Nigeria. Mais aucun ne suscite vraiment l’enthousiasme.
Malade, Muhammadu Buhari gouverne désormais par intermittence et n’a pas tenu les promesses qui avaient soulevé tant d’enthousiasme au moment de son élection, en 2015. Les musulmans du nord craignent en outre qu’il décède en cours de mandat s’il parvient à être réélu. Un sentiment de malédiction semble planer sur une région dont les leaders sont souvent morts, parfois assassinés, alors qu’ils exerçaient le pouvoir au niveau national, à l’instar d’Abubakar Tafawa Balewa en 1966, de Murtala Muhammed en 1975, de Sani Abacha en 1998 et d’Umaru Yar’Adua en 2010.
Au Borno en particulier, l’avenir politique est morose. Dans cet Etat, un des 36 de la fédération nigériane, le parti au pouvoir, l’All Progressives Congress (APC), présente un candidat, Babagana Umara Zulum, qui est à peu près assuré d’être élu et qui est le poulain du gouverneur sortant, Kashim Shettima. Celui-ci était lui-même le ministre des finances d’Ali Modu Sheriff, un gouverneur réputé pour sa corruption et qui n’a pas été pour rien dans la montée en puissance de la secte Boko Haram lorsqu’il était au pouvoir, de 2003 à 2011.
Dans le gouvernement de Kashim Shettima, Babagana Umara Zulum tenait quant à lui le portefeuille de la reconstruction de l’Etat du Borno, un poste clé pour détourner les fonds de l’aide internationale. Il est aujourd’hui soupçonné de vouloir manipuler les résultats du scrutin dans les collectivités locales où les élections ne pourront pas se dérouler du fait des attaques de Boko Haram. Le gouvernement du Borno a en effet prévu de favoriser l’organisation du vote dans les camps de déplacés autour du chef-lieu de la région, Maiduguri. C’est en fonction de ses intérêts qu’il décidera de financer ou non le transport des électeurs qui voudraient se rendre aux urnes en retournant dans les villages d’origine où ils sont officiellement inscrits.
Au Cameroun, l’Extrême-Nord marginalisé
Sur le plan politique, les populations des régions attenantes dans les autres pays membres de la coalition antiterroriste ne connaissent pas vraiment un sort plus heureux. Au Niger, l’opposition a boycotté la présidentielle de 2016 et le gouvernement souffre désormais d’un déficit de légitimité. Au Tchad, on vit sous la coupe du même chef de l’Etat, Idriss Déby, depuis près de trois décennies.
Le Cameroun, enfin, a organisé en octobre une élection qui a permis de renouveler le mandat du président Paul Biya, au pouvoir depuis… novembre 1982 ! La sélection fut rude. Il n’y avait aucun candidat de poids dans l’opposition et l’abstention fut forte dans un pays où seulement 6,5 des 24 millions d’habitants étaient inscrits et où 3,6 se sont effectivement déplacés pour exercer leur droit de vote.
Dans la région de l’Extrême-Nord, qui plus est, les populations des localités frontalières du Borno nigérian, directement touchées par les attaques de Boko Haram, n’ont pas pu se rendre aux urnes. L’organe chargé d’organiser le scrutin, Elections Cameroun (Elecam), n’en a pas moins prétendu que les trois quarts des déplacés s’étaient inscrits sur les listes électorales, soit une proportion supérieure à celle des résidents de villes comme Yaoundé et Douala. Officiellement, l’Extrême-Nord a massivement voté pour Paul Biya, ceci en dépit du sentiment de marginalisation des populations de la région.
Dans un tel contexte, il est fort possible que Boko Haram continue d’attirer des jeunes pour combattre des pouvoirs politiques vieillissants, sur fond de décomposition du tissu social. Les conflits de classes d’âge sont en effet importants dans des zones où la majorité des habitants a moins de 30 ans. Si les atrocités des djihadistes retiennent généralement l’attention des médias, elles ne sont en fait pas la seule préoccupation sécuritaire des populations qui vivent autour du lac Tchad. Le banditisme rural, les exactions des représentants de l’Etat et les milices paragouvernementales mobilisées pour combattre Boko Haram au Nigeria et au Cameroun soulèvent aussi d’énormes problèmes.
Une police défaillante, des milices compromises
Officiellement connus sous le nom de Civilian Joint Task Force (CJTF), les supplétifs de l’armée nigériane avaient pourtant bonne réputation lorsqu’ils sont apparus en 2012-2013. Surnommés « les hommes forts au gourdin » en haoussa (yan kato da gora), ils connaissaient en effet le terrain, contrairement aux soldats originaires d’autres régions du pays, qui vivaient retranchés dans leurs fortins. Ainsi, les hommes de la CJTF ont réussi à démasquer les insurgés et à débarrasser Maiduguri des cellules clandestines de Boko Haram. Devenus de facto les informateurs et les collaborateurs des forces de sécurité, ils ont également pu attester de l’authenticité des familles de déplacés que l’armée soupçonnait de complicité avec les rebelles et à qui on refusait le droit de s’installer dans des localités comme Biu et Jere.
En l’absence d’une police complètement défaillante, la CJTF a par ailleurs aidé les populations à résoudre leurs disputes et à retrouver les voleurs. Les chefs traditionnels, qui assuraient normalement ces tâches, avaient en effet fui. Proches des autorités, on leur reprochait en outre d’être corrompus et d’extorquer de l’argent aux paysans qui les approchaient pour trancher leurs différends. Privées de moyens de subsistance, les populations rurales ont donc trouvé plus simple et moins onéreux de se tourner vers les hommes de la CJTF, y compris les femmes et les jeunes qui, autrefois, devaient passer par l’intermédiaire des anciens pour solliciter un jugement coutumier.
Le problème est que les milices paragouvernementales ont bientôt profité du conflit pour régler des comptes personnels. Les hommes de la CJTF se sont compromis dans de nombreuses affaires de viols, d’exactions, de pillages et d’exécutions extrajudiciaires. Aujourd’hui, les autorités ne savent pas trop quoi faire de ces bandes qu’elles n’ont pas les moyens de former et de financer pour les intégrer dans l’armée ou les forces de police. Dessaisis de leurs prérogatives en matière de justice et de maintien de l’ordre, les chefs traditionnels, eux, ne semblent guère en mesure de pouvoir prendre le relais dans les campagnes du Borno. En effet, ils se sont beaucoup déconsidérés en abandonnant leurs sujets pour se mettre à l’abri dans les villes restées sous le contrôle du gouvernement nigérian.
Porosité des frontières
Il y a donc fort à papier qu’en brousse, cette situation de vide politique va largement bénéficier à Boko Haram. Historiquement, les administrations étatiques ont toujours été peu présentes dans la zone. Du temps de la colonisation, déjà, les bandits de la région profitaient de la porosité des frontières de la région pour trouver refuge au Nigeria. Les guerres civiles qui ont ravagé le Tchad jusqu’en 1990 ont également vu des bandes armées se cacher dans les marécages du lac. C’est aujourd’hui le tour des djihadistes de Boko Haram, qui échappent ainsi à la surveillance des drones américains. A la jonction de quatre frontières, le lac Tchad permet aussi aux insurgés de se jouer du droit de poursuite qu’essaient vainement d’exercer les armées d’une coalition antiterroriste dont la coordination laisse beaucoup à désirer. Dans un tel contexte, l’épopée sanglante de Boko Haram peut encore durer pendant un bon moment.
Marc-Antoine Pérouse de Montclos est chercheur à l’Institut de recherche pour le développement, à Paris, et rédacteur en chef de la revue Afrique contemporaine.