« Green Book » : l’amitié solaire de deux solitaires
« Green Book » : l’amitié solaire de deux solitaires
Par Mathieu Macheret
Peter Farrelly livre un film sensible sur le périple d’un pianiste noir et de son chauffeur blanc dans le Sud ségrégationniste.
Jusqu’alors, on connaissait les frères Farrelly – Peter et Bobby de leur prénom – pour leurs comédies bouffonnes et délicieusement régressives (Dumb and Dumber, Mary à tout prix, Fous d’Irène), qui firent leur gloire au début des années 2000, avant une suite de carrière plus erratique. La surprise est donc de taille quand on retrouve l’un d’entre eux, Peter, l’aîné, seul aux commandes d’une production qui, pour la première fois, ne relève plus de la comédie, mais de la fiction sérieuse et haut standing, « inspirée de faits réels » et taillée pour les récompenses (le film a déjà récolté trois Golden Globes). Le virage est tel qu’il laisse d’abord craindre un retour dans le rang académique de la part de l’ex-sale gosse moqueur.
Green Book relate un épisode biographique, situé en 1962, à savoir la rencontre entre Tony Lip (Viggo Mortensen), un agent de sécurité italo-américain, vivant à Brooklyn, et Don Shirley (Mahershala Ali), pianiste de jazz de renommée mondiale, noir et homosexuel. Le second engage le premier comme chauffeur pour le conduire lors d’une tournée à haut risque dans le Sud profond et ségrégationniste des Etats-Unis. Comme seul repère, Tony dispose du Negro Motorist Green Book, guide de voyage de triste mémoire, qui recensait les établissements destinés spécifiquement à la clientèle noire. Au fil du périple et de ses péripéties journalières, le chauffeur et le musicien se lient d’une profonde amitié, qui transcende toute forme de préjugés, qu’ils soient de classe ou communautaires.
Sous le vernis un peu compassé de la belle histoire réconciliatrice aux visées édifiantes, le film se révèle plus drôle et plus sensible qu’il n’y paraît. Drôle, car Peter Farrelly met d’abord en scène la rencontre incongrue de deux corps particuliers, étrangers l’un à l’autre. Tony, bon vivant et ventripotent, traîne une forme d’épaisseur débonnaire, quand, face à lui, Don plante sa silhouette longiligne et sophistiquée, affectée d’une raideur intimidante. Ils vont apprendre à s’accorder, à faire rouler ensemble leur duo de contraires – la dualité étant au centre du cinéma farréllien. Le choc a lieu aussi sur le terrain du langage, le registre châtié du musicien butant contre le bagout familier du chauffeur. Au contact de l’autre, chacun est amené à décloisonner ses codes sociaux, source de l’humour foncièrement empathique qui flotte sur tout le film.
Mais ces codes sont aussi, pour chacun, une sorte de prison. Si Tony et Don se comprennent, c’est parce qu’ils partagent une même solitude, qui les constitue bien au-delà de leurs différentes identités et appartenances.
Un classicisme humble et limpide
Tony grenouille en effet dans une communauté italo-américaine en vase clos, qui règne autant sur son travail que sur sa famille, et dont il incorpore mécaniquement certains préjugés racistes (notamment sur les Noirs). Le voyage lui offre une sortie salutaire, permet d’élargir son horizon (la musique de Don lui cause une véritable émotion esthétique). Don, musicien noir éduqué par l’élite blanche, appartenant de surcroît à une minorité sexuelle, combine en lui un conflit identitaire qui l’isole des autres (« Pas assez blanc, pas assez noir, pas assez homme », se définira-t-il devant Tony). La subordination consentie, mais inhabituelle, de l’un à l’autre, installe entre eux une réalité alternative où les règles sociales sont subverties, les identités Blanc/Noir devenant si interchangeables qu’elles finissent presque par s’annuler.
Ne faisant jamais son lit de simplifications, fréquemment émouvant, Green Book se révèle donc aucunement imputable d’académisme. Le registre du film tient au contraire à un classicisme humble et limpide, jamais surplombant, toujours au niveau de ses personnages, leur ouvrant des espaces où ils peuvent exister pleinement, saisissant la réalité complexe qui les entoure, montrant surtout comment ils se transforment l’un par l’autre, l’un avec l’autre. Au-delà du plaidoyer antiraciste, les plus belles scènes restituent ces moments partagés, où les deux hommes se découvrent et s’apprivoisent, comme au rythme d’une romance légèrement détournée : une virée au restaurant Kentucky Fried Chicken, les nuits de solitude alcoolisée où la camaraderie réchauffe le cœur, les sessions d’écriture de courrier à quatre mains, l’improvisation d’un concert dans un bal monté ou d’une veillée de Noël surprise… Autant de moments qui composent la bulle relationnelle où évoluent les deux personnages, comme pour se protéger de la rude réalité qu’ils traversent.
Si le film dépeint ainsi la naissance d’une amitié en tout point exceptionnelle, il n’en fait pas pour autant un motif d’exemplarité, mais s’attache au contraire à recueillir ce qu’elle a d’unique, d’inimitable, à savoir le sentiment particulier sur lequel elle se fonde. Sentiment de reconnaissance et d’estime mutuelle, conquis à force de regards, de paroles, de gestes, d’instants suspendus, toutes choses qui bâtissent pas à pas l’histoire d’une relation. La beauté du film tient à cet amour-là (qui traduit aussi un amour profond des personnages) : l’hospitalité réciproque des âmes solitaires qui s’offrent l’une à l’autre en refuge contre l’hostilité et la rudesse du monde extérieur.
GREEN BOOK : SUR LES ROUTES DU SUD (Viggo Mortensen, Mahershala Ali) - Bande-annonce VF (2018)
Durée : 02:43
Film américain de Peter Farrelly. Avec Viggo Mortensen, Mahershala Ali, Linda Cardellini, Dimeter Marinov (2 h 10). Sur le Web : www.metrofilms.com/films/green-book et www.universalpictures.com/movies/green-book