« Pearl » : corps bodybuildé et mère à construire
« Pearl » : corps bodybuildé et mère à construire
Par Clarisse Fabre
Dans son premier long-métrage, Elsa Amiel met en scène une championne de culturisme confrontée à sa maternité.
Sur le pont, immensément long, qui relie le féminin au masculin, une multitude de corps et d’identités habitent le cinéma et le nourrissent de nouveaux récits. Transgenres et hybrides, ils ont pour point commun d’interroger la norme. Avec Pearl, premier long-métrage d’Elsa Amiel, voici les créatures bodybuildées, inclassables montagnes de muscles, torrents de douleurs ployant sous les altères comme Sisyphe poussant ad vitam son rocher. Il y a du monstre, du cyborg, du freak et du fric dans cet étrange milieu sportif où les sponsors font la loi et jugent sur pièces « la marchandise ».
Née en 1979, fille du mime Jean-Pierre Amiel, la réalisatrice a grandi dans les coulisses des théâtres, suivant son père en tournée, observant le langage du corps, avant de devenir l’assistante de nombreux cinéastes (Raoul Ruiz, Mathieu Amalric, Bertrand Bonello, Noémie Lvovsky, Julie Bertuccelli…). C’est en découvrant les images du photographe Martin Schoeller, Female Bodybuilders, qu’Elsa Amiel a eu l’idée de Pearl, dont elle a écrit le scénario. Auparavant, elle a signé un court-métrage expérimental, Faccia d’angelo, une plongée dans l’univers d’un boxeur oublié (mimé par son père), dont la peau semblable à celle d’un vieil éléphant scintille dans un noir et blanc argenté. Pearl, en couleurs, brille d’une lumière dorée.
Ambiance déshumanisée
Julia a fui sa vie d’épouse et de mère pour se construire un corps, un destin et une nouvelle identité : voici Léa Pearl, Hulk en talons aiguilles ou Barbie à la mâchoire carrée, comme on voudra – elle est incarnée par la championne de bodybuilding Julia Föry. Le jour tant attendu de la compétition (le Heaven Contest), dans le décor d’un hôtel international peuplé de clients hors norme en string et paillettes, tout bascule : Pearl voit débarquer son mari, Ben (Arieh Worthalter), avec son petit garçon qu’elle n’a pas vu depuis quatre ans. Elle ne l’a pour ainsi dire jamais connu. Quant au père, il est au bout du rouleau – Arieh Worthalter est aussi convaincant en loserqu’il l’était en papa idéal dans Girl (2018), de Lukas Dhont. Avec subtilité, Pearl se concentre sur les vingt-quatre heures d’une femme confrontée à sa double identité, de championne et de mère. Elsa Amiel interroge l’univers paradoxal du bodybuilding, où le corps de la femme gagnerait en pouvoir à condition de se rapprocher des canons masculins.
Par-delà la réflexion politique, Pearl est un film atmosphérique et sensuel, où le grain de la peau en sueur, sous la fonte, est un morceau de territoire finement exploré, scruté, entre champ de ruines et dune irisée. Où les corps fracassés de certains athlètes tiennent encore sur des attelles, dans une ambiance lynchienne et déshumanisée. Puissance rime avec fragilité : sur le point de monter sur la plus haute marche du podium, Pearl reste sous la coupe de son entraîneur, Al, ex-champion désormais boiteux. Peter Mullan, héros de My Name is Joe, de Ken Loach (1998), excelle dans ce rôle tordu, entre coach protecteur et mâle intrusif.
Femme intranquille et animale
Pearl a quitté une norme, sa vie de famille, pour en découvrir une autre, drastique et féroce, où le corps de la femme est classé en différentes catégories (bikini, fitness, women’s physic) – tout comme celui des hommes. Pearl fait partie des « women’s physic ». D’autres, fines comme des lianes, sont des « bikinis », une catégorie en plein essor – Agata Buzek joue l’une d’elles, fantasque et follement maternelle. A l’inverse, le groupe « bodybuilding » des filles les plus musclées, jugées trop masculines, a été récemment supprimé. Les bodybuildeuses ont touché leur plafond de verre…
La championne Julia Föry joue le jeu de la femme intranquille et animale : quand Pearl emmène son fils (Vidal Arzoni) au restaurant, elle lui découpe le steak de ses ongles recourbés comme des griffes, telle une lionne nourrissant son petit. L’enfant, lui, apprivoise sa mère en puisant dans son imaginaire de super-héros : « Et toi, tu es plus forte, ou moins forte que Spider-Man ? », lui demande-t-il, intrigué. « Plus », répond Julia/Pearl d’une voix à la douceur inquiétante.
PEARL - Bande annonce
Durée : 01:38
Film français et suisse d’Elsa Amiel. Avec Julia Föry, Peter Mullan, Ariel Whorthalter (1 h 20). Sur le Web : www.hautetcourt.com/film/fiche/328/pearl