« Les Invisibles de la République » : la jeunesse oubliée de la « France périphérique »
« Les Invisibles de la République » : la jeunesse oubliée de la « France périphérique »
Par Camille Stromboni
Salomé Berlioux et Erkki Maillard racontent avec justesse toutes les barrières auxquelles est confrontée cette jeunesse des territoires ruraux, des petites et moyennes villes, éloignée des métropoles.
Livre. Plusieurs mois plus tard, la question du jury choque encore Simon. L’étudiant s’était-il contenté pendant toutes ces années de rentrer de l’école et de « prendre son goûter devant une série » ?, l’avait interpellé l’un des examinateurs d’une école de commerce de Reims, à la vue de son CV vierge de tout engagement associatif.
« Non monsieur, je faisais une heure de route pour rentrer du lycée. Ensuite, j’aidais mon père au garage. Je m’occupais de mes quatre petits frères et sœurs. Ensuite j’ai fait deux années de prépa, j’ai bossé comme un taré pour rattraper mon retard. Et aujourd’hui, je suis là, c’est ça qui compte, non ? » Mais la réponse n’est pas venue dans la bouche du jeune homme, qui a suivi sa scolarité dans une petite commune de Corrèze, puis une prépa à Bordeaux ; et Simon a été recalé. Aurait-elle changé quelque chose, dans cette compétition où les activités extrascolaires font de plus en plus la différence ?
Derrière son expérience, aux apparences anodines, et celles de centaines d’autres jeunes, ce sont toutes les barrières auxquelles est confrontée cette « jeunesse oubliée » que racontent avec justesse Salomé Berlioux et Erkki Maillard, dans Les Invisibles de la République. Cette « jeunesse de la France périphérique », des territoires ruraux, des petites et moyennes villes, éloignée des métropoles, dont les problématiques raisonnent étrangement fort en pleine crise des « gilets jaunes ».
Absents des radars médiatiques
« Plus de 60 % de nos jeunes vivent dans ces territoires », soulignent les auteurs, fondateurs de l’association Chemins d’avenirs, qui accompagne des milliers de garçons et de filles issus de zones isolées. D’un village de l’Allier à Cerbère (Pyrénées-Orientales) ou à Neufchâteau, dans les Vosges, ils ont un point commun : la profonde « inégalité territoriale » qu’ils subissent, parce qu’ils sont loin des grands centres urbains ; parce qu’ils n’ont pas accès aux équipements culturels, sportifs, universitaires ; parce que des mécanismes d’autocensure les brident ; parce qu’ils manquent d’informations et de réseaux. Un isolement qui « sabote toute cohésion sociale » et « met en péril la République », écrivent-ils. Voilà pour l’urgence et le cri d’alarme lancé dans cet essai.
Le portrait révélé, par petites touches tout en sobriété, de ces jeunes, mais aussi de leurs familles et des équipes enseignantes de ces territoires, est saisissant. Rien de spectaculaire dans leurs difficultés, rien qui ne provoque l’indignation. Ce qui explique peut-être l’absence de cette jeunesse des radars médiatiques ou politiques, contrairement à celle des banlieues. Pourtant, elle est tout autant confrontée à un parcours d’obstacles qui balaie la promesse d’égalité des chances, gravée au cœur du contrat républicain.
Les auteurs en font la démonstration, au fil des témoignages qui rythment leur récit : la chance pour ces jeunes de choisir la vie qui leur convient le mieux est très inégale comparée à celle des jeunes d’une grande métropole, pourtant issus d’un milieu social équivalent et dotés des mêmes capacités intellectuelles et scolaires.
Charlotte, dont les parents tiennent un restaurant à Cerbère, veut devenir infirmière. Son professeur de maths lui a parlé de médecine, avec ses bons résultats scolaires, mais il faudrait partir à Montpellier. A deux heures trente de train, avec un concours difficile, des études qui coûtent cher… Charlotte n’ose y penser. Elle n’est pas boursière. Et puis elle se dit qu’elle a trois frères et sœurs dont il faudra financer les études. En rejoignant l’IFSI (Institut de formation en soins infirmiers) de Perpignan, elle pourra rester vivre chez ses parents, et être indépendante d’ici trois ans. « En terminale, mes profs disaient que j’étais suffisamment bonne pour aller en médecine. C’est vrai que j’adorais ça, les maths, la physique, les SVT. J’ai eu des super notes au bac, raconte l’étudiante. N’empêche que médecine… c’est autre chose ! C’est pour les têtes, je ne m’en sentais pas capable. »
Cette « assignation à résidence », comme la décrivent les auteurs, « intervient très tôt, insidieusement, et sans qu’il y ait lieu de chercher un coupable ». Pas de coupable, mais un enchevêtrement complexe de freins à la mobilité, qui dépassent les considérations matérielles et financières, et de mécanismes d’autocensure. Peur d’aller à la ville, de ne pas avoir les codes, de ne pas être à sa place, de se sentir plouc… Cette principale d’un collège d’une petite ville de 5 000 habitants, à 50 kilomètres de Grenoble, s’en inquiète pour ses élèves. « Je sais qu’ici ils n’auront pas le choix de leur avenir. Il faudrait qu’ils partent. Pourtant ils restent, parce qu’ils ne connaissent rien d’autre, ou qu’ils ont peur de partir. »
Une palette de freins
Avec aussi ce sentiment d’illégitimité qu’eux-mêmes ont intériorisé. « On sait bien que ce n’est pas nous qui réussissons ces concours », lâche, sur le ton de l’évidence, une étudiante de prépa qui exclut le simple fait d’envisager de se présenter à Normale-Sup.
Le terrain scolaire n’est pas totalement étranger à ce phénomène d’autocensure. Avec cette question du niveau des établissements « qui dérange » : serait-il plus faible dans les territoires ruraux ou des petites villes ? C’est le sentiment de ce principal de la Creuse, qui parle de son collège rural comme d’une « bulle » qui protège ses élèves. « On les cocoone, résume-t-il. Ça n’aurait aucun sens de ne mettre que des 3/20 en sixième. Le niveau ici est très bas. » Derrière cette protection ressentie ici et là, on craint la violence du moment où la « bulle éducative » explose, au lycée ou dans l’enseignement supérieur.
Face à cette palette de freins, la solution ne passera pas seulement par le prisme de l’école, soutiennent les auteurs de l’ouvrage, dans lequel ils appellent l’Etat à mener enfin une véritable politique publique en direction de cette jeunesse de la France périphérique. Seul le développement d’un écosystème sera à même de rétablir la balance.
« Les Invisibles de la République », de Salomé Berlioux et Erkki Maillard, Robert Laffont, 224 pages, 20 €
« Les Invisibles de la République », de Salomé Berlioux et Erkki Maillard, Robert Laffont, 224 pages, 20 €