PewDiePie contre T-Series : derrière la guerre des youtubeurs, une mécanique marketing bien huilée
PewDiePie contre T-Series : derrière la guerre des youtubeurs, une mécanique marketing bien huilée
Par Morgane Tual
Le youtubeur le plus populaire au monde se bat depuis plusieurs mois contre une chaîne de clips bollywoodiens afin de conserver son titre. Un conflit monté en épingle pour conquérir de nouveaux abonnés – technique classique chez les youtubeurs.
« Quoi, T-Series m’a dépassé depuis deux jours ? » Face caméra, dans une vidéo publiée samedi 30 mars, le youtubeur PewDiePie s’effondre en larmes : son compte YouTube a perdu le titre de chaîne la plus populaire au monde, au profit de T-Series, qui promeut des clips bollywoodiens. Les sanglots sont faux, ironiques, accompagnés d’une musique mélancolique caricaturale. « T-Series a gagné. Nous devons le reconnaître. C’est terminé. »
We lost (not happy)
Durée : 11:13
Vraiment ? PewDiePie, couronné depuis 2013, admet-il sa défaite ou tente-t-il, une énième fois, de relancer la machine afin de récolter toujours plus d’abonnés ? Depuis le mois d’août 2018, Felix Kjellberg (son vrai nom), initialement célèbre pour diffuser en direct ses parties de jeux vidéo, s’est embarqué dans une guerre de popularité contre la chaîne T-Series, en découvrant qu’elle s’apprêtait à le surpasser. Dans une vidéo mise en ligne le 29 août, et visionnée plus de 8 millions de fois, le Suédois appelait ses fans à « répliquer », avec son ton ironique habituel. « T-Series, j’attends ta réponse. Je sais que tu as peur. » Et ça a marché : alors que T-Series était supposé le rattraper en novembre, il a fallu attendre le 22 février pour qu’elle le dépasse pour la première fois… avant que PewDiePie ne reprenne la première place quelques minutes après. Et ainsi de suite. Même aujourd’hui, quelques jours après l’annonce de sa défaite, le youtubeur suédois est finalement repassé en tête. Pour combien de temps ?
Combat de boxe
Le procédé du « clash » est désormais un classique dans l’univers des youtubeurs : provoquer une autre chaîne, afin de mobiliser les fans et, au final, faire gagner de nouveaux abonnés aux deux « adversaires ». Des conflits souvent créés de toutes pièces, de façon plus ou moins assumée.
Le plus célèbre est sans aucun doute celui qui a opposé en 2018 l’Américain Logan Paul au Britannique KSI, dont la querelle – aux origines floues – a mené au paroxysme de l’exercice : l’organisation d’un combat de boxe, le 25 août 2018, à la Manchester Arena, en Angleterre. Un événement suivi en direct par des centaines de milliers d’internautes, dont plus de 700 000 ayant accepté de payer pour le regarder en ligne.
En France, les deux youtubeurs stars Cyprien et Squeezie jouent aussi, depuis quelques semaines, au « faux » clash, faisant mine de se battre pour le titre de la chaîne la plus populaire du pays. Celui-ci revient depuis des années à Cyprien, sur le point d’être rattrapé par Squeezie. Une guéguerre au second degré affiché, qui se concrétise à coup de hashtags (#CyprienFirst et #SqueezieFirst), d’une vidéo comparant en direct leur nombre d’abonnés, mais aussi… de publicités dans le métro parisien.
Dérapages rentables
Le clash est donc devenu une technique comme une autre de faire parler de soi, dans un univers où toute publicité, même la pire, est bonne à prendre.
Dans ce registre, PewDiePie excelle. Le youtubeur est aussi célèbre pour ses parties de jeux vidéo que pour ses dérapages plus ou moins contrôlés, suivis d’excuses, qui accroissent toujours plus sa notoriété. Il avait par exemple payé deux Indiens quelques dollars pour présenter une banderole « mort aux juifs » dans une de ses vidéos. Il fut également épinglé pour l’utilisation (tronquée) du mot « nègre » dans une séquence, et avait vu son compte Twitter brièvement suspendu pour avoir publié deux messages se voulant humoristiques faisant état de son allégeance, fictive, à l’organisation Etat islamique. Le tout en accusant les médias de monter ces faits en épingle pour « faire du clic ».
Les clics ont surtout bénéficié au youtubeur. Depuis l’ouverture des hostilités contre la chaîne indienne T-Series, PewDiePie est passé de 65 millions à 92 millions d’abonnés, une augmentation phénoménale. Et aujourd’hui encore, la victoire de T-Series n’est pas encore installée.
Le terroriste de Christchurch évoque PewDiePie
Si PewDiePie se maintient aussi bien, c’est que son appel à la mobilisation a fonctionné au-delà, sans doute, de ses espérances. Le slogan « suscribe to PewDiePie » (« abonnez-vous à PewDiePie ») s’est invité jusque dans les tribunes du Super bowl, l’événement sportif le plus regardé aux Etats-Unis.
well boys we did it @pewdiepie #pewdiepie #superbowl #HalftimeShow #SweetVictory https://t.co/Oo4U1aX8us
— g_inooo (@Scriptly)
Des fans ont aussi usé de leurs compétences techniques pour pirater des dizaines de milliers d’imprimantes, qui se sont mises à imprimer des messages de soutien au youtubeur. Une page Web appartenant au Wall Street Journal a aussi été piratée, pour afficher un message pro-PewDiePie. Des faits d’armes relayés par le youtubeur dans ses vidéos – de quoi motiver encore plus le passage à l’action.
Certains sont allés trop loin. Début mars, un mémorial de la seconde guerre mondiale situé à Brooklyn (New York) a été dégradé par des inscriptions « suscribe to PewDiePie ». Aussi incroyable que cela puisse paraître, cette phrase a aussi été prononcée par le terroriste australien Brenton Tarrant, au début de la vidéo, diffusée en direct sur Facebook, durant laquelle il tire dans la foule, tuant cinquante personnes dans deux mosquées de Christchurch, en Nouvelle-Zélande.
Il ne faut pas forcément en déduire que l’homme était un fan de PewDiePie, mais on sait de lui qu’il était imprégné d’une certaine culture Web (notamment celle du forum extrémiste 8chan), où « suscribe to PewDiePie », plus qu’une revendication, était devenu un mème (sorte de blague récurrente déclinée à l’infini). « Cela me rend malade de voir mon nom prononcé par cette personne », avait écrit le youtubeur sur Twitter, dans un message présentant ses condoléances aux familles des victimes.
Des provocations envers les Indiens
En face, T-Series n’a, semble-t-il, pas voulu rentrer dans le « jeu ». Il faut dire que la démarche des deux chaînes n’est pas du tout la même. PewDiePie incarne la définition même du youtubeur : une personne seule, face caméra, qui a bâti sa popularité à partir de rien. T-Series, au contraire, est un empire de la production de films et de musiques en Inde, issu d’un label musical né dans les années 1980. Sa chaîne YouTube propose des clips, mais aussi des interviews de stars du cinéma indien.
PewDiePie se mesure donc à l’incomparable. Et prend un malin plaisir à le rappeler dans une chanson mise en ligne le 31 mars et intitulée Félicitations. « Félicitations à votre corporation, il semblerait que pour battre un petit Suédois, vous avez besoin d’un milliard d’Asiatiques », chante-t-il. Il y accuse T-Series d’avoir débuté en vendant des chansons piratées et de s’adonner à l’évasion fiscale, et dit avoir été poursuivi par la chaîne pour diffamation.
Avant d’embrayer sur des « blagues » sur les Indiens. « Ils ont de la merde dans le cerveau », chante-t-il. « C’est un mensonge raciste », rétorque un personnage du clip, « oui mais ce n’est pas de la diffamation », fanfaronne le youtubeur. Suite des paroles :
« L’Inde a vaincu YouTube, c’est dingue. Et si la prochaine fois vous décidiez plutôt de régler le problème des castes ? Peut-être que toutes ces pubs [sur les vidéos YouTube] vous permettront de régler votre problème de pauvreté ? »
Une énième provocation, à destination du pays tout entier cette fois, visionnée plus de 32 millions de fois. Et qui a refait de PewDiePie le numéro un, ce dont il s’est vanté le lendemain sur Twitter, en affichant une capture d’écran des chiffres des deux chaînes. Avec, comme seul commentaire de sa part : « big lol ».
PewDiePie contre T-Series : duel d'abonnés sur YouTube
Durée : 03:09