En Israël, les enjeux d’une élection électrique dominée par la figure de Nétanyahou
En Israël, les enjeux d’une élection électrique dominée par la figure de Nétanyahou
Par Piotr Smolar (Jérusalem, correspondant)
Quelque 6,3 millions d’électeurs sont invités à se rendre aux urnes, mardi, pour désigner les membres de la 21e Knesset. Des législatives qui font figure de référendum sur la personnalité de Benyamin Nétanyahou.
Le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou en visite au marché Ha’tikva à Tel Aviv, le 2 avril. / ODED BALILTY / AP
Depuis la victoire électorale de Menahem Begin (Likoud) en 1977, moment d’une alternance historique dans la jeune histoire d’Israël, la gauche n’a été au pouvoir que sept années sur 42. Mardi 9 avril, la domination idéologique et politique de la droite devrait se confirmer, au terme d’une campagne d’une rare violence, sans véritable débat de fond. Comme en 2015, Benyamin Nétanyahou l’a achevée en se déportant plus à droite que jamais, pour mobiliser son camp et encourager le vote utile en faveur du Likoud.
« Un Etat palestinien mettrait notre existence en danger », a-t-il déclaré le 6 avril à la chaîne Channel 12 News. Pour la première fois, le premier ministre a ouvertement dit que, s’il était reconduit, il organiserait l’annexion de territoires palestiniens en Cisjordanie, le grand projet de la droite religieuse messianique. « J’étendrai la souveraineté [d’Israël] mais je ne fais pas de distinction entre les blocs de colonies et celles qui sont isolées, parce que chaque colonie est israélienne. »
Calcul cynique ou conversion idéologique de M. Nétanyahou : peu importe. La limite de ce qui est acceptable et souhaitable bouge. Israël veut-il transformer l’occupation, régime supposé transitoire à l’ambiguïté entretenue depuis cinquante-deux ans, en annexion ? C’est l’une des questions fondamentales qui se présentent aux 6,3 millions d’électeurs israéliens amenés à se rendre aux urnes pour désigner les membres de la 21e Knesset.
Quels partis sont en lice ?
Les électeurs auront le choix entre un nombre important de listes : 40, contre 25 en mars 2015. Il faudra à ces dernières obtenir 3,25 % des suffrages pour entrer au Parlement et poser des conditions lors de négociations ardues en vue de former une nouvelle coalition.
C’est le président Réouven Rivlin qui en confiera la responsabilité à une personnalité après l’élection, sans avoir forcément à choisir le chef de file du parti arrivé en tête. Un détail non négligeable, compte tenu des relations exécrables entre le chef de l’Etat et le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, pourtant tous deux issus du Likoud.
Comme lors de chaque campagne électorale en Israël, les forces en présence ont été redéfinies. Mais les sondages indiquent une stabilité des blocs gauche-droite-centre. La principale nouveauté est l’émergence du parti Bleu Blanc, conduit par l’ancien chef d’état-major Benny Gantz.
Entré en politique en décembre 2018, celui-ci a fusionné, au dernier moment, avec le centriste Yaïr Lapid, ancien ministre de l’économie de M. Nétanyahou et chef du parti Yesh Atid. Ils souhaitent effectuer une rotation au poste de premier ministre, deux ans et demi chacun, une initiative qui ne convainc guère les commentateurs.
Moshe Yaalon, ancien ministre de la défense, et Gabi Ashkenazi, ex-chef d’état-major lui aussi, ont rejoint leur alliance, formant un pack sans précédent issu de l’appareil sécuritaire, dont la solidité pourrait ne pas résister longtemps aux querelles d’ego. Au-delà de ses figures de proue, l’identité de Bleu Blanc demeure floue. Mais la formation fonde sa stratégie sur une volonté d’alternance et d’apaisement du débat public. Elle espère séduire ainsi, après l’élection, des membres de la coalition sortante, par exemple le parti Koulanou, dirigé par le ministre des finances, Moshe Kahlon.
A l’extrême droite, pour éviter l’éparpillement des voix entre petits partis, M. Nétanyahou a pesé en faveur d’une fusion, en dédiabolisant une formation raciste et suprémaciste jusqu’àlors jugée infréquentable. Composé des héritiers du rabbin Meir Kahane, ce parti, Otzma Yehudit, a joint ses forces à celles du Foyer juif, que Naftali Bennett et Ayelet Shaked, ministres sortants de l’éducation et de la justice, ont quitté fin décembre 2018. Ces deux anciens conseillers de « Bibi » ont fondé la Nouvelle Droite, afin de ne plus se soumettre à l’autorité des rabbins messianiques et peser davantage dans l’ère post-Nétanyahou, lorsqu’elle débutera.
Ils ne modulent pas pour autant leur langage. Le clip le plus commenté de la campagne a été celui en noir et blanc où Ayelet Shaked parodie une publicité pour un parfum, le sien, portant le nom – en anglais – de « Fascisme ». « Pour moi, ça sent la démocratie », conclut-elle. La polémique n’a guère duré, car le public semble s’immuniser contre toutes ces dérives.
En revanche, la Nouvelle Droite a assisté avec inquiétude à l’émergence dans les sondages de la formation Zehout, dirigée par Moshe Feiglin. Opposant de longue date à un Etat palestinien, partisan d’un départ des Arabes et de la construction d’un troisième temple sur l’esplanade des Mosquées (mont du Temple pour les juifs) à Jérusalem, cet ancien membre du Likoud a réussi une percée, en mêlant messianisme et ultralibéralisme. Beaucoup de jeunes sont séduits par sa proposition de légalisation de la marijuana.
A gauche, l’Union sioniste a été dissoute, et le Parti travailliste se présente à nouveau sous ses propres couleurs, dans le sillage de son leader très contesté, Avi Gabbay, ancien ministre de Benyamin Nétanyahou.
La déchéance du parti est telle qu’un score de dix sièges serait presque accueilli avec soulagement. Autre disparition, celle de la Liste arabe unie. Les partis arabes n’ont pas réussi, cette fois, à s’entendre, et se présentent sous deux étiquettes distinctes, éclatant leurs forces alors même que les attaques de la droite ont redoublé de vigueur, au sujet de leur prétendu manque de loyauté à l’égard de l’Etat.
Qui est le mieux placé pour former une coalition ?
Benny Gantz, le chef du parti Bleu Blanc, lors d’une réunion de campagne, à Tel-Aviv, le 8 avril. / ODED BALILTY / AP
Selon les sondages, le Likoud et Bleu Blanc se tiennent dans une fourchette de deux ou trois points, dans un sens ou dans l’autre. Les experts en opinion publique s’arrachent les cheveux, car il existe beaucoup d’incertitudes. La discipline de vote s’érode par exemple chez les russophones, qui apportaient avant leur soutien en masse à Avigdor Lieberman. La participation des citoyens arabes pourrait enregistrer une forte baisse par rapport au scrutin précédent. Quant aux indécis, las du premier ministre mais guère transportés par les autres offres, ils pourraient se décider dans les derniers mètres avant l’isoloir.
Benyamin Nétanyahou conserve les meilleures chances de constituer une nouvelle coalition d’au moins 61 sièges sur 120. Il postule à un cinquième mandat de premier ministre, après avoir exercé cette responsabilité entre 1996 et 1999, et depuis 2009. Cela lui permettrait de dépasser en longévité dès juillet le père de l’Etat, David Ben Gourion.
Mais « Bibi » est aujourd’hui confronté à une double adversité. Sur le plan politique, l’alliance des généraux, autour de Benny Gantz, a propulsé en deux mois une formation improvisée, Bleu Blanc, en tête des sondages. Benny Gantz et Yaïr Lapid misent sur l’exaspération éprouvée par une partie des électeurs de droite, en raison des frasques de M. Nétanyahou. Mais celui-ci avait réussi à mobiliser sa base en mars 2015, et notamment les colons (400 000 en Cisjordanie), en brandissant la menace d’un vote massif des citoyens arabes et d’une victoire de la gauche, qui serait fatale au destin des colonies. A nouveau, son équipe comptait utiliser les dernières heures de la campagne pour électriser les réseaux sociaux. Leur angle d’attaque, depuis des semaines, consiste à présenter Benny Gantz comme trop fragile et incapable d’assumer le poste de premier ministre.
La différence par rapport à 2015, outre l’usure naturelle du temps, réside dans l’accumulation des scandales autour de Nétanyahou. Le 28 février, le procureur général Avichaï Mandelblit a annoncé le déclenchement d’une triple procédure d’inculpation contre Benyamin Nétanyahou, pour corruption, fraude et abus de confiance. Ce moment solennel prévu de longue date par la presse n’a pas provoqué de mouvements majeurs dans les sondages.
C’est après l’élection qu’aura lieu la première audition de M. Nétanyahou, étape indispensable avant que le procureur général ne l’inculpe formellement, sans doute d’ici à la fin de l’année. D’une certaine façon, une victoire lors du scrutin du 9 avril se ferait par sursis. Les alliés éventuels du premier ministre dans une nouvelle coalition, à l’image de la Nouvelle droite de Naftali Bennett, qui réclame le poste de ministre de la défense, lui feront payer très cher leur ralliement.
Pour l’heure, ils promettent tous de soutenir M. Nétanyahou pour le poste de premier ministre. Ce qui sera en jeu, dans leurs négociations, sera entre autres la « french law », la loi dite française, inspirée de l’immunité dont jouit le président de la République contre toute poursuite pendant son mandat. M. Nétanyahou rêverait de couper court aux investigations qui s’accumulent contre lui en obtenant l’adoption d’un tel bouclier à la Knesset.
L’économie, grande absente de la campagne
Phénomène classique en Israël : les questions sociales et économiques ont été reléguées au second plan pendant la campagne, dominée par les polémiques personnelles, les invectives et les questions sécuritaires.
Israël jouit d’une excellente santé, si on prend comme critère la croissance : 3,3 % en 2018, après 3,5 % en 2017. Le chômage est très bas, sous les 4 % de la population active. Le secteur des nouvelles technologies continue à tirer l’économie. Fin janvier, s’exprimant devant la conférence Cybertech à Tel-Aviv, M. Nétanyahou se félicitait du fait que le pays recevait 20 % des investissements mondiaux dans le secteur de la cybersécurité. « Ce que cette révolution amène, le big data, l’Intelligence artificielle et la connectivité, permet à de petits pays d’être de grands pays », a-t-il affirmé.
En revanche, les inégalités sociales sont très importantes. Dans son rapport annuel présenté en décembre 2018, l’ONG Latet soulignait que près de 2,3 millions de personnes, dont un million d’enfants (un sur trois dans le pays), vivaient sous le seuil de pauvreté ; elles représentent 26,5 % de la population totale. Des chiffres effarants, qui témoignent de la faiblesse des politiques publiques de solidarité et de redistribution. Pourtant, personne ne s’est emparé de ce sujet pendant la campagne.
En Israël, les prix sont très élevés malgré une inflation faible et le déficit budgétaire file : 1,9 % en 2017, 2,9 % en 2018, et une prévision de 3,5 % en 2019. Dans un rapport publié mi-mars, les services du contrôleur d’Etat ont mis en exergue les retards d’investissement dans les transports et les infrastructures. Le document note que le trafic routier a augmenté de 25 % en dix ans, provoquant une congestion routière trois fois et demie plus importante que la moyenne des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Approche purement sécuritaire de la question palestinienne
Il a fallu attendre les derniers jours de campagne pour que la question palestinienne soit abordée, de façon incendiaire, par M. Nétanyahou. Auparavant, en dehors du parti de gauche Meretz, dont la chef de file, Tamar Zandberg, a été reçue le 10 mars à Ramallah par Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne, les principaux partis s’en étaient tenus à des généralités. Benny Gantz s’est contenté de promettre une « main tendue pour la paix », sans jamais reprendre l’expression « solution à deux Etats ».
Le débat pourrait en réalité débuter après le scrutin, si l’administration Trump confirme son intention de dévoiler son plan de paix, en gestation depuis deux ans. Ce plan serait alors un pivot dans le processus de formation d’une nouvelle coalition. Etant donné la proximité politique et idéologique sans précédent entre MM. Nétanyahou et Trump, les Palestiniens savent qu’ils n’ont rien de bon à en attendre.
Dans un entretien accordé au quotidien Israel Hayom le 5 avril, M. Nétanyahou a expliqué qu’il avait posé trois conditions incontournables devant l’administration Trump : aucune évacuation du moindre colon en Cisjordanie ; maintien du contrôle sur la vallée du Jourdain ; Jérusalem indivisible, donc israélienne. Il a depuis confirmé que l’extension graduelle de la souveraineté israélienne aux colonies était son projet politique.
Depuis trois mois, l’approche purement sécuritaire de la question palestinienne s’est focalisée sur la bande de Gaza. Le territoire enclavé, sous embargo israélo-égyptien depuis l’accession au pouvoir du Hamas en 2007, se trouve dans une situation catastrophique, qui épuise les adjectifs alarmistes. Les infrastructures en décomposition, le chômage massif, l’absence de revenus et de véritable économie privée, l’insalubrité, la dépendance à l’aide extérieure s’ajoutent aux traumatismes psychologiques et physiques des guerres successives, puis de la « marche du retour » (199 morts et 7 100 blessés par balle depuis un an).
En l’absence de tout processus de réconciliation entre factions palestiniennes, le Hamas, acculé et de plus en plus critiqué par la population, a fait le pari qu’au cours de la campagne électorale Benyamin Nétanyahou ne prendrait pas le risque d’une aventure militaire. Le mouvement islamiste a donc toléré, sinon organisé, les opérations de harcèlement près de la clôture, avec lancement de ballons incendiaires et d’explosifs artisanaux. Le 15 mars, Israël a conduit une centaine de frappes en représailles à deux tirs de roquettes en direction de Tel-Aviv. Le mouvement islamiste évoquera une « erreur », sans s’appesantir.
Le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou et le président américain Donald Trump, lors d’une rencontre à la Maison Blanche, à Washington, le 25 mars. / CARLOS BARRIA / REUTERS
Pourtant, le 25 mars, alors que M. Nétanyahou se trouve à Washington pour y rencontrer Donald Trump, un tir de roquette en provenance de Gaza fait sept blessés à Mishmeret, au nord de Tel-Aviv. Une nouvelle fois se déroule une chorégraphie connue ne changeant rien à l’état des forces de part et d’autre : l’armée conduit des dizaines de frappes, en réponse à des tirs de roquettes frontaliers. Mais la vraie confrontation est repoussée, en raison des élections.
L’anniversaire de la « marche du retour » à Gaza, le 30 mars, a permis de limiter les dégâts grâce à une certaine retenue de part et d’autre, même si cinq personnes ont été tuées et des dizaines d’autres blessées par balle, le long de la frontière. Des négociations en coulisses se poursuivent, en vue d’un cessez-le-feu à long terme. La division entre Gaza et la Cisjordanie arrange la droite israélienne, qui a ainsi un prétexte parfait pour tourner la page des accords d’Oslo, signés en 1993, en vue d’un Etat palestinien.