L’extrême droite entre au gouvernement en Estonie
L’extrême droite entre au gouvernement en Estonie
Par Anne-Françoise Hivert (Malmö (Suède), correspondante régionale)
Le parti EKRE obtient cinq portefeuilles dans la coalition dirigée par le centriste Jüri Ratas, et multiplie les provocations.
Mart Helme, nouveau ministre estonien de l’intérieur, (à gauche), et le premier ministre Jüri Ratas, le 29 avril à Tallinn. / INTS KALNINS / REUTERS
Pour la cérémonie de prestation de serment du nouveau gouvernement estonien, lundi 29 avril, devant le Parlement, la présidente de la petite République balte, Kersti Kaljulaid, est venue habillée d’un sweat-shirt blanc, barré du slogan « Sona on vaba » – littéralement, « la parole est libre ».
Le message ne pouvait être plus clair, alors que, pour la première fois, une formation d’extrême droite, EKRE (Parti conservateur d’Estonie), arrivé en troisième position aux législatives du 3 mars avec 17,8 % des votes, entre au gouvernement, sous la direction du centriste et premier ministre sortant, Jüri Ratas.
Les inquiétudes des détracteurs de ce parti, qui dénoncent déjà des attaques contre la liberté d’expression, n’auront pas été apaisées par l’attitude de son dirigeant, Mart Helme, nommé à l’intérieur, et de son fils, Martin Helme, aux finances. Devant le Parlement, tous deux ont fait le signe des suprémacistes blancs américains, imitant un de leurs députés qui avait choqué le pays lors de sa prestation de serment. EKRE décroche cinq portefeuilles ministériels : l’intérieur, les finances, l’environnement, les affaires rurales et le commerce.
Avant le scrutin, Jüri Rata avait pourtant exclu tout rapprochement avec EKRE. Créé en 2015, le parti eurosceptique et antimigrant a fait campagne sur le rejet des élites et du multiculturalisme, du droit à l’avortement, des droits des homosexuels et ceux de la minorité russophone.
Collaboration avec EKRE « nuisible »
Mais le 3 mars, les centristes, avec 23,1 % des voix, sont arrivés en seconde position, derrière le Parti de la réforme (28,9 %), dont la chef de file a d’abord tenté de former un gouvernement. Sans succès. Quelques jours après le scrutin, Jüri Rata a fait savoir qu’il était prêt à s’allier avec les conservateurs et l’extrême droite. Un empressement suspect pour l’opposition, sachant qu’EKRE se présente comme très antirusse et que le Parti du centre est celui de la minorité russophone. « Au final, constate le politologue Juhan Kivirähk, c’est l’intérêt du parti qui a prévalu avant celui du pays. »
Le 13 mars, Guy Verhofstadt, le président de l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe (ALDE), dont fait partie la formation centriste, a estimé qu’une collaboration avec EKRE serait « nuisible à la société estonienne et à la position géopolitique du pays » et causerait « des dommages irréparables à l’excellente coopération au sein de la famille libérale ».
M. Ratas s’est empressé de lui répondre que « Bruxelles n’avait pas à dicter à l’Estonie » sa conduite. Mais il est également critiqué par les siens : plusieurs cadres du parti ont voté contre l’alliance et les derniers sondages montrent une désertion des électeurs centristes vers le Parti de la réforme. Le professeur Alar Kilp s’étonne de « la mobilisation politique post-élection inhabituelle en Estonie » et y voit « une polarisation du débat ».
Journalistes « partisans »
Le 15 avril, la dirigeante du Parti de la réforme, Kaja Kallas, a mis en garde contre un « gouvernement de stagnation », qui risquait d’entraîner « un retour en arrière » dans un pays devenu en quelques années l’un des meilleurs élèves de l’Union européenne. Quatre jours plus tard, Jüri Ratas s’est voulu rassurant. Il a appelé à « l’unité » et garanti que « l’Estonie maintiendra fermement sa ligne actuelle en matière de politique étrangère et de sécurité, dont un élément crucial est l’adhésion à l’UE et à l’OTAN ».
Le 24 avril, le président d’EKRE, Mart Helme, a suscité la polémique, en appelant à la « responsabilité des médias », alors que son fils, Martin Helm, avait demandé plus tôt le retrait des ondes publiques des journalistes « partisans ». Ces menaces voilées sur la liberté de la presse sont d’autant plus prises au sérieux que deux journalistes réputés pour leurs positions contre l’extrême droite – l’une pour le quotidien Postimees, l’autre pour la radio publique – ont annoncé leur démission, ces derniers jours. Ils dénonçaient les pressions exercées par leur direction, qui leur aurait demandé, selon eux, de tempérer leurs critiques contre EKRE.