Pourquoi la CPI a acquitté l’ex-président ivoirien Laurent Gbagbo et son ministre Charles Blé Goudé
Pourquoi la CPI a acquitté l’ex-président ivoirien Laurent Gbagbo et son ministre Charles Blé Goudé
Par Stéphanie Maupas (La Haye, correspondance)
La Cour pénale internationale a souligné « l’exceptionnelle faiblesse » des preuves présentées par la procureure.
L’ancien président de Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo (centre), lors de l’ouverture de son procès à la CPI de La Haye, le 28 juin 2016. / PETER DEJONG / AFP
Acquittés des violences qui ont suivi la présidentielle de 2010 en Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé ne sont pas encore tout à fait libres, mais leur procès devant la Cour pénale internationale (CPI), riche en coups de théâtre, a franchi une nouvelle étape le 16 juillet.
Les juges ont communiqué le jugement motivé de leur décision orale rendue il y a six mois, lançant de fait le compte à rebours de trente jours laissé à la procureure pour faire appel. Fatou Bensouda a néanmoins demandé un délai jusqu’au 10 octobre pour déposer sa requête. Une décision qui devrait nourrir les spéculations à Abidjan où, à l’horizon de l’élection présidentielle de 2020, beaucoup s’interrogent sur le sort et les ambitions des deux hommes, acquittés mais toujours assignés à résidence, à Bruxelles pour Laurent Gbagbo et à La Haye pour Charles Blé Goudé.
Si la procureure n’a pas fait la preuve des crimes contre l’humanité reprochés aux deux Ivoiriens, « il y a indéniablement la preuve de beaucoup de traumatismes et de souffrances humaines », écrit le juge Geoffrey Henderson en préambule, précisant qu’il ne lui appartient pas de prendre « position sur la responsabilité morale ou politique » des deux acquittés.
Le président, Cuno Tarfusser, évoque « la compassion » ressentie pour « les souffrances endurées par les Ivoiriens », mais précise qu’un procès n’est pas fait pour « juger l’histoire d’un pays ». Les deux juges ont motivé leur décision d’acquitter dans des documents séparés. La troisième juge, minoritaire, estime que le procès doit se poursuivre.
« Récit manichéen et simpliste »
Les deux magistrats fustigent « la déconnexion globale (…) entre le récit de la procureure » et les preuves déposées lors des trois années de ce procès ouvert en janvier 2016. Selon le procureur, Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé auraient, avec leur cercle proche, mis en place une politique ciblant les civils favorables à Alassane Ouattara dans l’objectif de conserver le pouvoir à tout prix.
Mais, pour les juges, la thèse du procureur repose « sur des bases incertaines et douteuses, inspirées par un récit manichéen et simpliste d’une Côte d’Ivoire décrite comme une société polarisée dans laquelle on peut tracer une ligne de démarcation nette entre pro-Gbagbo d’une part et pro-Ouattara d’autre part ».
Sur plus de mille pages de motivation, les juges estiment que « rien dans la preuve ne permet de penser que Laurent Gbagbo aurait “refusé de se retirer” parce que son plan était de “rester au pouvoir à tout prix” », ni que les forces ivoiriennes auraient servi ce plan.
Le procureur avait avancé l’hypothèse d’un commandement parallèle au sein des forces régulières, mais les juges estiment qu’« aucun témoin n’a pu suggérer, ne serait-ce qu’un doute ou une hypothèse », montrant que la mission des forces ivoiriennes « aurait été biaisée ». Les juges reviennent en détail sur « l’exceptionnelle faiblesse » des preuves présentées par le procureur.
Quatre événements de la crise de 2010-2011
Pour établir sa démonstration, le procureur s’était appuyé sur quatre événements survenus lors de la crise de 2010-2011. La répression d’une manifestation sur la Radio-Télévision ivoirienne et celle d’une marche de femmes à Abobo, des affrontements à Yopougon, dont la responsabilité était attribuée au seul Charles Blé Goudé, le bombardement d’un marché – auxquels s’ajoute une série d’événements survenus alors que Laurent Gbagbo était entre les mains des « forces d’opposition » depuis son arrestation le 11 avril 2011.
Pour les juges, ces quatre attaques, ainsi que les quarante et un incidents évoqués par le procureur, n’ont pas les caractéristiques de crimes contre l’humanité, c’est-à-dire « d’attaque généralisée et systématique » ordonnée sur la base d’une politique criminelle.
Les juges reviennent aussi sur le rôle du commando invisible, un gang sur lequel l’accusation avait fait l’impasse par crainte d’affaiblir sa thèse, mais largement mentionné par les officiers appelés à la barre, considérés par le procureur comme ses témoins-clés.
Pour les juges, les preuves montrent que les forces ivoiriennes étaient confrontées à « une guérilla urbaine », et en position plutôt défensive. « Les forces de M. Gbagbo ont affronté un ou plusieurs adversaires potentiels et violents », écrivent-ils. Ils reprennent un témoignage évoquant des tanks de l’armée française tirant sur les soldats ivoiriens et des dépositions indiquant que « les forces militaires fidèles à M. Ouattara approchaient d’Abidjan et étaient sur le point de lancer un assaut pour conquérir la ville » et que les forces des Nations unies n’étaient pas toujours impartiales. Pour le juge Henderson, la situation à Abidjan « était loin d’être sous le contrôle de M. Gbagbo ».
Le juge Tarfusser dénonce aussi les défauts de l’investigation, conduite par l’intermédiaire des autorités ivoiriennes, et par des enquêteurs ne parlant pas bien français. Surtout, il souligne que « des premiers contacts avec certains témoins avaient eu lieu avant même » que le procureur de la CPI n’ait obtenu l’autorisation légale d’enquêter, le 3 octobre 2011. Avec une rapidité exceptionnelle et fort de la coopération de la France avec la cour, le procureur avait pu délivrer un mandat d’arrêt contre l’ancien président, deux mois plus tard.