« Vivre deux licenciements en un peu plus d’un an, ça fait très mal » : le repreneur de Whirlpool Amiens mis en liquidation
« Vivre deux licenciements en un peu plus d’un an, ça fait très mal » : le repreneur de Whirlpool Amiens mis en liquidation
LE MONDE ECONOMIE
Après une première fermeture, la société WN avait recruté 182 ex-salariés de Whirlpool. Un an après, 138 d’entre eux vont à nouveau être licenciés.
Il n’y a plus d’avenir pour la société WN, qui avait repris 182 salariés de l’usine Whirlpool d’Amiens (sur 282) après sa fermeture le 1er juin 2018 due à la délocalisation de sa production de sèche-linge en Pologne. Ce mardi 30 juillet, le tribunal de commerce de la capitale picarde a prononcé la liquidation de WN. En quatorze mois, WN avait enregistré un peu moins de 300 000 euros de chiffre d’affaires et 5 millions d’euros de dettes, selon des sources proches du dossier.
Le tribunal a validé, dans le même temps, la cession partielle de WN pour 6 euros symboliques à Ageco Agencement, une société d’aménagement en mobilier de magasins, créée en 2012 et déjà implantée sur le site, avec 52 salariés. Ceux-ci seront rejoints, dès le 19 août, par 44 ex-salariés de WN. Les 138 autres seront licenciés. « Vivre deux licenciements en un peu plus d’un an, ça fait très mal, souligne Antonio, un ancien délégué CGT de Whirlpool. Vingt personnes sont en arrêt maladie. Une cellule psychologique a été mise en place » par l’Etat en juillet, associée à Pôle emploi.
« Leur entreprise peut être compétitive »
En septembre 2017, alors que Whirlpool avait déjà annoncé la fermeture de l’usine le 1er juin 2018, WN était apparu comme le sauveur, choisi par le géant américain de l’électroménager, propriétaire du site. Il indiquait avoir signé un accord avec l’industriel picard Nicolas Decayeux, le patron de WN et président du Medef de la Somme. Soulagés, les représentants syndicaux de Whirlpool avaient approuvé cette solution à l’unanimité. En octobre 2017, le président de la République Emmanuel Macron était venu apporter son soutien sans faille au projet.
Le président Emmanuel Macron visite l’usine Whirlpool d’Amiens, le 3 octobre 2017. / PHILIPPE WOJAZER / AFP
WN devait produire, notamment, des casiers réfrigérés connectés, appelés Shopping box, activité que reprendrait Ageco, qui a obtenu deux prêts de 1,7 million d’euros chacun de la part de l’Etat et de la région des Hauts-de-France. Ces box sont des boîtes métalliques dans lesquelles des livreurs déposent les commandes des clients qui viendraient ensuite les y retirer. Clin d’œil de cette histoire : Ageco Agencement commencera par rapatrier en France la partie de son activité « mobilier métal » sous-traitée jusqu’à présent en Pologne. Lors de l’audience, les dirigeants d’Ageco ont estimé que « les salariés sont compétents et que leur entreprise peut être compétitive », rapporte Daniel Valdman, administrateur judiciaire de WN.
La société n’a produit que quelques casiers et des pylônes pour ascenseurs. « On avait alerté le préfet de la Somme de l’époque sur l’inactivité du site dès octobre 2018, mais il est parti sans rien faire », déplore Antonio.
Tardivement, l’Etat a fini par réagir. Le 28 mai 2019, la préfète de la Somme, Muriel Nguyen, commandite un rapport qui révèle « une impasse de trésorerie très importante ». En clair, la caisse est presque vide. Pour elle, « la priorité, désormais, est de reclasser » les salariés. Un plan social se profile donc. Déjà, en mai, le régime de garantie des salaires (AGS) avait dû régler les paies des employés, la mise en redressement judiciaire intervenant le 3 juin. Elle paiera aussi celles de juillet.
« Qu’a fait Decayeux avec tout cet argent ? »
Pourtant, WN avait été bien dotée lors de la reprise : une subvention de 7,4 millions de Whirlpool et une de 2,5 millions de l’Etat. La région des Hauts-de-France avait payé 300 000 euros pour la formation. De quoi rassurer les salariés…
« Qu’a fait Decayeux avec tout cet argent ? », s’interrogent les salariés. Percevant leurs « interrogations », leurs « soupçons » lors de sa venue le 18 juillet, Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’économie, a commandité un audit sur les comptes de Wn, réalisé du 22 au 24 juillet par KPMG. Le rapport, présenté aux salariés jeudi 25 juillet et qui sera transmis au procureur en vue d’éventuelles poursuites, n’a calmé personne.
Sur 12 millions de recettes entre juillet 2017 et juin 2019, 5,3 millions ont payé les salaires, 4,8 les investissements et 1,8 les frais d’exploitation. Toutefois, des dépenses « à hauteur de 179 000 euros suscitent des interrogations quant à (…) leur lien avec l’intérêt social d’une entreprise en création », indique Bercy dans un communiqué. Il s’agit notamment, selon l’AFP, de location de logements, de voitures, d’une loge dans un stade de foot. « Les salariés sont super en colère et dégoûtés de voir que Decayeux a profité de cet argent », dénonce encore Antonio. M. Decayeux n’a pas répondu aux sollicitations du Monde.
L’expert prend la précaution, dans son rapport, d’indiquer que ses travaux « ont porté sur la comptabilité et les pièces justificatives, et pas sur l’opportunité des dépenses engagées ». « C’est consternant de voir que l’audit n’a pas été chargé de vérifier si les dépenses même justifiées par des factures correspondaient bien aux besoins de l’activité de WN ! », déplore Fiodor Rilov, l’avocat des salariés de WN.
Ces derniers ont demandé à leur avocat une expertise des comptes menée par un cabinet indépendant. Pour Me Rilov, « WN a en réalité permis à Whirlpool de se débarrasser d’un conflit social, par le biais d’une reprise sans projet sérieux ». Pour tenter de le démontrer, il a assigné devant le tribunal de grande instance d’Amiens WN et Whirlpool, afin d’obtenir divers documents : plan d’affaire de WN, contrat de cession entre Whirlpool et WN ainsi que les correspondances entre les deux entreprises et les ministères concernés et l’Elysée. L’audience est prévue le 11 septembre.
Sur France Bleu Picardie, vendredi 26 juillet, M. Decayeux a livré sa version des faits. Embaucher dès le début 182 salariés, « ce n’était pas mon projet initial [qui était de] recruter 50 personnes, a-t-il dit. Mais on m’a très vite demandé de monter un projet pour 180 personnes. » « C’était une opération d’image pour Whirlpool et M. Macron, faite sur le dos des salariés », affirme leur avocat.