Pas de doute, Bordeaux n’est plus la même : en deux décennies, la ville a lâché ses haillons sombres pour un costume de pierre blonde, de grands équipements. La reconfiguration des places, des rues et la mise en service du tramway ont transformé l’usage de la cité pour en faire aujourd’hui une destination très prisée des touristes du monde entier – le New York Times l’a récemment classée deuxième ville à visiter en 2016.

La Grosse cloche du beffroi a été fondue en 1775 et pèse pas moins de 7 750 kg ! « Armande-Louise » (c’est son nom de baptême) sonne 6 fois par an à l’occasion des grandes célébrations. | Rodolphe Escher pour "Le Monde"

Un axe urbain est emblématique de ces changements : la rue Saint-James. Prononcer Saint-Jame et non à l’anglaise car cette rue était – et reste – une voie de pèlerinage vers Saint-Jacques-de-Compostelle, San Jaime en espagnol (sur le bitume, en haut de la rue, une petite coquille en cuivre – symbole de ce pèlerinage – y est incrustée).

Effervescence, déchéance, renaissance

Depuis le XIIIe siècle, apparition de ce quartier Saint-Eloi, la rue a connu l’effervescence politique et intellectuelle, la déchéance, l’oubli, la crasse et les bars louches jusqu’au désaveu des Bordelais qui traversaient cet axe étroit, sombre et routier, sans même jeter un œil aux alentours. Aujourd’hui, on y trouve toujours ces strates de l’histoire, parfois de manière subtile, voire cachée.

La rue a toujours été empruntée car plus tranquille que sa voisine, la rue Sainte-Catherine, temple des boutiques et de la fringue bon marché. Un axe pratique aussi car il fait la liaison entre trois quartiers – Saint-Michel et La Victoire à l’ouest, Saint-Pierre à l’est.

Mais depuis son aménagement piéton en 2006, de plus en plus de touristes – et de Bordelais – utilisent cet itinéraire bis, encore davantage depuis l’aménagement de la place Fernand-Lafargue, en 2008 : ils arrivent du quartier Saint-Pierre, très XVIIIe. S’arrêtent sur l’ancienne « place du marché », au pied de la rue Saint-James, avec ses restaurants asiatiques, ses pigeons, ses gamins qui jouent au ballon et son bar L’Apollo à la devanture toute craquelée, « vintage » disent les jeunes qui affluent chaque soir.

Ambiance de nuit depuis l'intérieur du bar Apollo, place Fernand Lafargue, au bout de la rue Saint James. | Rodolphe Escher pour "Le Monde"

Les touristes sont alors aimantés par la Grosse Cloche tout en haut de la rue en pente, l’ancien beffroi de l’hôtel de ville et dernier vestige imposant de l’époque médiévale. De cette entrée fortifiée à six tours, il reste les deux plus emblématiques avec ses toits coniques en ardoise. Les plus curieux peuvent entrer dans le magasin de bricolage installé à l’angle du parvis, ou dans la banque de l’autre côté : comme ressurgies de l’histoire, on y découvre les fondations de deux tours de défense, bien visibles et mises en valeur.

Les « Historiques » contre les bobos

Autre contraste étonnant : d’un côté, l’église Saint-Eloi et sa façade néogothique du XIXe siècle accueillent les prêtres en soutane et les catholiques intégristes fervents de la messe en latin. De l’autre, Thomas Cellier, installé depuis peu à cet emplacement, met du punk à fond les jours de messe. Ce commerçant atypique et « contestataire » répare des vélos et surtout, vend des « Popins », des porte-parapluies pour bicyclettes, son invention. Quand il débarque rue Saint-James en 2002, les gens le préviennent : « C’est un coupe-gorge. » Lui préfère y voir un quartier vivant, où tout le monde se connaît.

Le quadragénaire y ouvre une salle de jeux collectifs toujours en activité (« Jeux Barjo »), avec ses banquettes en Skaï bordeaux et ses jeux pour tous les âges. Il se souvient d’y avoir organisé des barbecues avec d’autres commerçants de la rue, en jouant au molkky, jeu de quilles finlandais. Impensable aujourd’hui. Avec l’arrivée de nouvelles enseignes ces dernières années, l’ambiance est moins familiale, plus individualiste et commerciale, plus « bobo » dans la clientèle, reprochent aussi certains commerçants « historiques ». Et vu la fréquentation croissante de la rue, la pression foncière s’amplifie.

"Rythmétisse", fabriquant et réparateur de percussions d'Afrique. | Rodolphe Escher pour "Le Monde"

Il n’empêche : la rue détonne toujours et les commerçants indépendants sont encore plus nombreux que les franchisés ou les grandes enseignes globalisées. On peut encore y voir travailler de vrais artisans. En haut de la rue, en face d’un bâtiment en rotonde où les grands-parents maternels de François Mauriac tenaient un « magasin de nouveautés », sont installés deux luthiers de guitares à côté d’un fabricant et réparateur de percussions d’Afrique (« Rythmétisse »). Quand la porte de cette boutique remplie de djembés et autres tambours chamaniques s’ouvre, il faut humer cette étrange odeur de chèvre et de zébu. Voyage garanti. La porte à côté, Charlotte Guillard peaufine des bijoux faits main. Un peu plus loin, un céramiste en bleu de travail fait tourner son tour au fond de son magasin.

Books and Coffee propose des thés et des cafés du monde entier, des pâtisseries faites maison et aussi des livres en libre service. | Rodolphe Escher pour "Le Monde"

Les commerces de bouche chatouillent aussi les narines, du bar à tapas et pintxos El Sitio à l’improbable épicerie japonaise installée un peu plus bas. Au numéro 20, on entre chez
Dock des épices pour ses trente-cinq poivres et autres produits aromatiques, sans manquer le vieux four de boulangerie tout au fond – ici, on fabriquait du pain jusque dans les années 1960. Au 32, deux anciens architectes bluffent papilles et pupilles avec leur salon de thé au nom aussi imprononçable que la déco est épurée avec 240 variétés de thés affichés du sol au plafond.
On peut aussi s’arrêter au Saint-Christophe, à l’angle de la place, pour papoter avec Naji, l’âme et la vigie de la rue depuis dix-sept ans : la brasserie et son bar en marbre des Pyrénées ramené du Petit Trianon de Versailles, ouvert depuis les années 1960, est un confetti qui a traversé toutes les tempêtes de la rue. Puis quand vient l’heure de l’apéritif, s’asseoir au Wine More Time, commander un verre de vin et, d’un air faussement songeur, se demander qui se souvient que la première édition des Essais de Montaigne, philosophe et… maire de Bordeaux, fut imprimée en 1580, ici, dans cette rue.

Carnet d’adresses

Visite de la Grosse cloche et de ses anciens cachots. Sur rendez-vous. www.bordeaux-tourisme.com

n° 55 : Popins – www.popins.fr

n° 49 : deux artisans luthiers et un électronicien. www.guitare-et-creation.fr

n° 47 : Apache, atelier-boutique de bijoux de Charlotte Guillard. www.apachecreation.com

n° 43 : Rythmétisse. www.percussion-africaine.net/Association-Rythmetisse

n° 38 :…