La scène remonte au 25 octobre 2012. Quatre hommes lourdement armés foncent sur le docteur Denis Mukwege dans le Sud-Kivu, à l’Est de la République Démocratique du Congo (RDC). Le gynécologue congolais réchappe à cette tentative d’assassinat mais voit mourir son ami et garde du corps Joseph. Tirant les leçons de ce raid planifié, il s’exile en Belgique avec sa famille. Au pays, ses patientes, victimes de viols de guerre, désespèrent.

Pensant qu’il ne peut rentrer, faute de moyens, elles s’organisent. Vente d’habits, de fruits et de légumes, elles récoltent rapidement le prix d’un billet retour Bruxelles-Kinshasa. Ne pouvant rester insensible à l’appel de ces milliers de femmes, le docteur retourne à l’hôpital de Panzi en janvier 2013.

Une histoire qui en dit long sur l’importance et la popularité du « docteur miracle » en RDC, pays rongé par la guerre civile et la corruption depuis 1996. Une situation et un pouvoir en place qu’il ne cesse de dénoncer sur la scène internationale, notamment lors de la remise du Prix Sakharov au Parlement européen en 2014 :

« La région où je vis est l’une des plus riches de la planète ; pourtant l’écrasante majorité de ses habitants vivent dans une extrême pauvreté liée à l’insécurité et à la mauvaise gouvernance. Le corps des femmes est devenu un véritable champ de bataille, et le viol est utilisé comme une arme de guerre. [Les institutions] ne sont pas encore en mesure ni de protéger la population, ni de satisfaire à ses besoins de base ».

Si bien qu’aujourd’hui, certains voient en Denis Mukwege un sauveur, un homme providentiel. Des associations et des comités de soutien se sont même créés en RDC, en France et en Belgique pour l’encourager à briguer un mandat présidentiel lors des élections prévues en novembre prochain. Des partisans qui ne se laissent pas refroidir par les démentis du docteur : « Je ne souhaite pas devenir candidat, je suis un simple citoyen qui donne son avis sur la vie politique de son pays. Tout Congolais peut s’engager dans une action réformatrice de son pays », ne cesse-t-il de répéter. Sans pour autant ménager ses critiques contre le pouvoir du chef de l’Etat, Joseph Kabila.

« Le nouveau Mandela »

Le gynécologue est devenu, ces dernières années, un symbole d’espoir et de paix en RDC. En 1999, durant la seconde guerre du Congo, il fonde l’hôpital Panzi à Bukavu, dans le but de soigner gratuitement les femmes victimes de viols et d’excisions. A ce jour, son équipe aurait déjà opéré plus de 46 000 femmes agressées par des rebelles congolais et rwandais.

Au-delà des soins qu’il prodigue, c’est son discours de paix qui inspire. « C’est le seul Congolais aujourd’hui capable de rassembler. Il a une parole forte et indépendante qui fait du bien », estime Thierry Michel, réalisateur du documentaire « L’homme qui répare les femmes - la colère d’Hippocrate » dédié à l’action du docteur. « Ce qu’il fait est exceptionnel et l’homme l’est tout autant. C’est un modèle d’intégrité et de probité. Malgré toutes ces récompenses, il reste à l’écoute et dit toujours juste. Il est un véritable symbole. C’est le nouveau Mandela », n’hésite pas à affirmer Hervé Kiteba, porte-parole du CEFOCK, le Collectif des Elus Français Originaires du Congo-Kinshasa.

D’autres de ses partisans estiment que le Dr Mukwege pourrait ne pas avoir besoin d’être candidat pour se retrouver président. Selon la Constitution congolaise, il n’y aura plus de président légitime à partir du 20 décembre 2016. Le pouvoir tente de faire « glisser » le calendrier en 2017 alors que l’opposition et les organisations internationales insistent pour le respect de la date initiale. L’idée a ainsi surgi du Dr Mukwege comme « président de transition », nommé par les Nations unies, le temps de mettre en place des élections dans de bonnes conditions. Pour l’instant, rien n’est prêt, ni les listes électorales, ni les cartes d’électeurs.

La candidate démocrate américaine Hillary Clinton remet en février 2014 le prix de sa fondation à Denis Mukwege à l'université Georgetown de Washington. | Mike Theiler / Reuters

Le recours à une « présidence de transition » aurait notamment les faveurs des soutiens américains du Dr Mukwege, au premier rang desquels se trouve Jill Biden, l’épouse du vice-président des Etats-Unis, qui a visité l’hôpital de Panzi en juillet 2014 et ne tarit pas d’éloges sur le gynécologue. C’est d’ailleurs elle qui signe cette année son portrait dans Time 100, le numéro de l’hebdomadaire américain qui recense les cent personnalités les plus influentes de la planète. Denis Mukwege est en effet très présent sur la scène internationale, aux Nationa unies mais aussi au parlement européen, à la Maison Blanche, au Metropolitan Museum of Arts, ou encore à l’université de Harvard.

« En novembre prochain, toutes nos institutions seront illégales » Denis Mukwege

Pour l’instant, les puissances occidentales mettent en avant la résolution 2277 du Conseil de sécurité, laquelle exige la tenue des élections et la tenue d’un « dialogue » dans le pays, lequel est au point mort entre le pouvoir et l’opposition.

« Le dialogue ? Je suis contre le dialogue, car on ne peut pas se moquer de la volonté du peuple… a déclaré Denis Mukwege lors d’un débat à Bukavu fin janvier autour du film qui lui est dédié. En Occident, lorsque l’on dialogue, cela dure quinze jours et les décisions sont respectées. Ici, les palabres peuvent durer dix ans, sans résultat… Et ce n’est que lorsque le président arrive en fin de mandat que tout à coup il est question de dialogue avec la classe politique. Les élections locales n’ont pas eu lieu, les provinciales non plus : nous sommes déjà en pleine illégalité… ». Et de poursuivre : « En novembre prochain, toutes nos institutions seront illégales ».

Franche hostilité

Des propos qui dérangent le sommet de l’Etat, dont la réponse fut cinglante. « [Ce] discours politique du Dr Mukwege […] n’a pas eu pour point focal les femmes violées du Kivu au nom desquelles il court le monde et se constitue un joli pactole sur lequel il refuse de rendre compte à quiconque, même pas au fisc de son pays », a déclaré le 24 mars Lambert Mende, ministre de l’information.

Le film que Kinshasa n’a pas réussi à censurer
Durée : 03:45

Président ou pas, Denis Mukwege pourrait néanmoins jouer un rôle. Du côté du pouvoir actuel, qui a d’abord tenté d’interdire le film de Thierry Michel à son sujet, le gynécologue est considéré avec une franche hostilité. Davantage d’ouverture se manifeste dans les rangs de l’opposition, dont certains membres éminents sont récemment allés lui rendre visite à Bukavu, une initiative encouragée par la France. S’agit-il d’un projet politique concret ou seulement d’une tentative de profiter de sa popularité ? Pour l’instant, l’intéressé ne souhaite pas répondre à cette question.