« L’interdiction du voile à l’université ajouterait une barrière symbolique aux mille existantes »
« L’interdiction du voile à l’université ajouterait une barrière symbolique aux mille existantes »
Les étudiants issus des quartiers populaires ont déjà tendance à se sous-estimer. Une telle mesure mettrait le comble à la stigmatisation pense une jeune enseignante.
Par Rosa Port-Royal, doctorante à Paris-13 et chargée de TD
Le 13 avril, Manuel Valls s’est dit favorable à une interdiction du port du voile à l’université. Je suis chargée de TD à l’université Paris-13 à Villetaneuse (Seine Saint-Denis), et je trouve cette idée absolument contraire à tout ce que devrait faire le service public, en l’occurrence l’université publique. En effet, comme beaucoup l’ont déjà souligné avant moi, l’interdiction du foulard à l’université serait islamophobe et sexiste, mais cela rajouterait aussi une barrière à la promotion sociale (par l’accès aux études supérieures) pour des étudiants musulmans. Les musulmans se sentent déjà stigmatisés par la fac
J’enseigne à Paris-13, et il y a de nombreux/ses étudiants musulmans dans cette fac. Après chaque attentat djihadiste, certains viennent me voir presque pour s’excuser d’être musulmans (« vous savez madame, nous c’est pas comme ça qu’on conçoit notre religion… ») alors que je ne leur ai rien demandé, car ces jeunes n’ont rien à voir avec les réseaux djihadistes armés. Cela me fend le cœur car cela montre que les musulmans se sentent déjà visés et stigmatisés par l’ordre social actuel en général, et dans le cadre de l’université publique en particulier. Spontanément, ils s’inquiètent du fait que le personnel de l’université les associerait aux terroristes juste parce qu’ils sont musulmans. Rajouter une couche de stigmatisation (une loi visant spécifiquement les musulmanes) est une idée dangereuse, car cela renforcerait ce climat ambiant d’islamophobie.
Des étudiantes comme les autres
Dans toutes mes classes j’ai des étudiantes voilées. Cela ne m’empêche pas de leur faire cours. Cela ne les empêche pas de suivre mon cours. Ce qu’elles mettent sur leur tête, et la religion dans leur tête, cela ne les regarde. Si j’étais perturbée par leur foulard, ce serait à moi d’aller consulter quelqu’un pour régler mes problèmes, et pas à elles de changer leur comportement. Les étudiantes sont des adultes, en droit de décider si elles veulent se voiler ou pas. Ce n’est pas parce qu’elles sont des femmes que Manuel Valls a le droit de prétendre savoir mieux qu’elles, ce qui relève de l’oppression et ce qui relève de la libération de leur point de vue. Si elles se sentent libres avec un foulard sur la tête, tant mieux pour elles. La laïcité c’est le fait que l’État soit séparé de toute église ; cela n’a jamais voulu dire « empêcher quiconque de pratiquer sa religion » lorsque la pratique en question n’entraîne aucune externalité négative.
Derrière la question du foulard à l’université, la reproduction sociale pernicieuse qui exclut des meilleurs postes les jeunes d’origine immigrée et/ou qui vivent en banlieue
Ce que je vois aussi à Paris-13 qui est une fac de la banlieue nord de Paris avec un public relativement issu de classes populaires, c’est qu’il y a déjà un décalage entre les classes populaires de banlieue et la culture universitaire. C’est normal, car pour beaucoup ces jeunes n’ont pas bénéficié de services publics de qualité équivalente à ceux des beaux quartiers et des villes riches ; pour beaucoup leur famille n’a pas fait d’études longues.
Or le rôle de la fac c’est justement de tenir les portes de l’éducation supérieure ouvertes le plus large possible, par exemple pour former ces étudiants du 93 et leur donner un maximum de culture légitime afin, dans l’avenir, de leur assurer un diplôme, et donc un travail de préférence non pénible, pas trop mal rémunéré et stable ; bref, un avenir.
Ainsi, interdire le voile à l’université, c’est ajouter une barrière symbolique à mille barrières symboliques qui tiennent les étudiants descendants d’immigrés, en provenance de pays musulmans, et/ou qui habitent en banlieue, à l’écart des études supérieures.
En effet, les lycéens de classes populaires sont déjà connus pour s’autocensurer, c’est-à-dire se sous-estimer par manque de confiance en elles/eux, dans le choix des études supérieures. Ajouter à cela l’interdiction du foulard, c’est leur dire « Votre culture c’est que des femmes autour de vous portent un foulard ? Alors la fac n’est pas pour vous », et c’est du même coup les décourager encore plus d’y venir pour acquérir du capital humain. Je suis persuadée que cette mesure stigmatiserait beaucoup de personnes ayant des musulmans dans leur famille, et/ou habitant en banlieue, et pas seulement les femmes voilées elles-mêmes. Je pense que cela toucherait aussi tous ces jeunes dont la voisine, la mère, la boulangère, la patronne de job d’été, sont voilées. Cette mesure c’est l’université (l’institution gardienne de la culture légitime dans notre société) qui dirait « le voile c’est mal ». L’université de la République est ouverte à tous ses enfants, quels qu’ils soient, femmes voilées ou pas. En France beaucoup de descendants d’immigrés sont en bas de l’échelle sociale. Une partie est des femmes qui se voilent. Gardons la porte de l’université ouverte pour elles.