« Panama papers » : une partie du monde de l’art collectionne les comptes offshore
« Panama papers » : une partie du monde de l’art collectionne les comptes offshore
Par Le Monde.fr
Des maisons de vente, des héritiers ou des galeristes ont fait appel aux services du cabinet Mossack Fonseca.
La vente de « Le Rêve » de Pablo Picasso chez Christie's lors de la « vente du siècle », le 10 novembre 1997 à New York. | STAN HONDA / AFP
La société panaméenne Mossack Fonseca regorge d’ayants droit de structures opaques. On trouve dans ses fichiers bien des gens liés à l’art, dont une héritière du maître espagnol Picasso – sa petite-fille, Marina Ruiz-Picasso, actionnaire de trois compagnies − ainsi que les noms de quelques collectionneurs connus, comme la famille Thyssen-Bornemisza – du moins sa branche espagnole –, le milliardaire chinois Wang Zhongjun, ou Ella Fontanals-Cisneros, une des collectionneuses les plus en vue de Miami. Accessoirement sont aussi clients de Mossack Fonseca les deux frères ennemis Dmitri Rybolovlev et Yves Bouvier : trois sociétés pour le premier, six pour le second.
Les « Panama papers » en trois points
- Le Monde et 108 autres rédactions dans 76 pays, coordonnées par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), ont eu accès à une masse d’informations inédites qui jettent une lumière crue sur le monde opaque de la finance offshore et des paradis fiscaux.
- Les 11,5 millions de fichiers proviennent des archives du cabinet panaméen Mossack Fonseca, spécialiste de la domiciliation de sociétés offshore, entre 1977 et 2015. Il s’agit de la plus grosse fuite d’informations jamais exploitée par des médias.
- Les « Panama papers » révèlent qu’outre des milliers d’anonymes de nombreux chefs d’Etat, des milliardaires, des grands noms du sport, des célébrités ou des personnalités sous le coup de sanctions internationales ont recouru à des montages offshore pour dissimuler leurs actifs.
Les sociétés de ventes aux enchères s’intéressent tout autant à l’offshore. La maison Christie’s, aujourd’hui propriété de François Pinault, avait auparavant pour principal actionnaire un milliardaire britannique installé aux Bahamas, Joseph Lewis. En novembre 1997, Christie’s a procédé à ce qui a été présenté comme la « vente du siècle », la collection accumulée pendant cinquante ans – pour un coût de 2 millions de dollars – d’un couple américain, Victor et Sally Ganz. Ils avaient des Picasso, mais aussi des œuvres de l’avant-garde américaine des années 1960. Le fruit de la vente, en une seule soirée, a atteint 206 millions de dollars.
La « vente du siècle » liée à Mossack Fonseca
Il apparaît que les héritiers Ganz n’étaient plus propriétaires de la collection. Ils l’avaient cédée quelques mois plus tôt – le 2 mai 1997 pour 168 millions de dollars – à une société créée un mois plus tôt par Mossack Fonseca à Niue, une île du Pacifique sud, nommée Simsbury International Corp. Son conseil d’administration n’était constitué que de salariés de Mossack Fonseca : le propriétaire réel était l’actionnaire principal de Christie’s, Joseph Lewis.
Cela s’apparente plus ou moins à ce que, dans les ventes publiques américaines, on appelle « la garantie d’une tierce partie » : sur des ensembles aussi importants, et pour éviter qu’ils ne filent voir la concurrence, la maison d’enchères garantit aux vendeurs une certaine somme, quel que soit le résultat des adjudications. Et sur des montants pareils, elles s’adossent souvent à des collectionneurs, ou d’autres structures aux reins solides, pour minimiser les risques. Si le pari est gagné, héritiers, maison de vente et investisseurs se partagent l’excédent.
La pratique est des plus légales, à condition d’être annoncée afin que les enchérisseurs sachent que la maison a un intérêt financier personnel dans l’affaire. Cela n’a pas été le cas de la vente Ganz, dont le succès a fait par ailleurs grimper le cours de l’action Christie’s. Pour le plus grand bonheur de Joseph Lewis, qui a revendu ses parts l’année suivante, en 1998, à François Pinault – il est à craindre que ce dernier n’ait pas été au courant de la manipulation qui lui fit payer si cher son emplette…
Disparitions suspectes de tableaux
Les fichiers de Mossack Fonseca éclairent aussi d’un jour nouveau la bataille entre les héritiers de l’armateur grec Basil Goulandris. A sa mort, en 1994, il possédait une collection estimée à 3 milliards de dollars. Or une grande partie – 83 tableaux – avait disparu. Ou plutôt, un de ses neveux informa sa veuve que les œuvres ne lui appartenaient plus, mais étaient la propriété d’une compagnie panaméenne, Wilton Trading S.A.. Basil Goulandris les lui aurait vendues en 1985 pour la somme modique de 31,7 millions de dollars. Créée en 1981, Wilton Trading S.A. n’a pas cru bon devoir se doter d’un directeur avant 1995 et, d’après un procureur suisse (deux procès sont encore en cours à Lausanne), l’encre qui servit à imprimer le contrat de cession des tableaux n’existait pas en 1985…
Depuis, Wilton Trading S.A. a fait des petits : ce sont d’autres sociétés, également fondées sous l’égide de Mossack Fonseca, qui ont commencé à revendre les tableaux de la collection Goulandris. L’une d’elles, Tricornio Holding, a cédé un Bonnard (Jeune fille s’essuyant) chez Sotheby’s en 2005. D’autres ont les poétiques et doux noms de Heredia Holdings (un Chagall, toujours chez Sotheby’s) ou Jacob Portfolio Incorporated (un Van Gogh, cédé en vente privée à des collectionneurs californiens). Toutes ont la même propriétaire, Marie Voridis. Elle est apparentée à Doda Voridis, la sœur de Basil Goulandris.
En 2005, le journaliste américain Marc Spiegler publiait dans The Art Newspaper un article retentissant qualifiant le commerce de l’art de « dernier grand marché non régulé de la planète ». Depuis, le chiffre d’affaires de ce secteur n’a fait que croître. Il était évalué en 2014 à 55 milliards de dollars (48,3 milliards d’euros).
En 2015, il a légèrement chuté, notamment, disent les experts, à cause du recul des achats chinois. Les mêmes experts attribuent cette soudaine désaffection aux mesures anticorruption prises par le gouvernement de Pékin, qui prohibent notamment les cadeaux somptuaires, au premier rang desquels figurent les œuvres d’art. O tempora, O mores…
Jake Bernstein (Consortium international des journalistes d’investigation, ICIJ), adapté par Harry Bellet
« Panama papers » : comprendre le système offshore en 3 minutes
Durée : 02:50