« Zarkaoui est l’inventeur de la guerre sociale par le djihad »
Le djihadisme est devenu un instrument de revanche sociale
Par Bernard Rougier (Politologue, professeur des universités à Paris-III)
Le terrorisme islamiste n’est plus seulement dirigé contre l’Occident. C’est aussi un outil de contrôle de l’islam et de contestation des élites nationales au Proche-Orient, selon le politologue Bernard Rougier.
Si faire la hijra en Orient a d’abord permis à ces individus d’échapper à la culpabilité de l’échec social en s’inventant un destin grandiose de « soldat de l’islam », commettre en retour des attentats en Europe apparaît comme un moyen de changer de statut au sein de l’EI (Photo: Kobané le 28 janvier 2015). | Osman Orsal / Reuters
Par Bernard Rougier, politologue
Avec la première intervention américaine en Afghanistan, le « djihadisme stratégique », porté par une organisation nomade, Al-Qaida, hébergée par les talibans mais dépourvue d’enracinement solide dans le tissu social local, disparaît progressivement. Cependant, la seconde intervention américaine dans le « Grand Moyen-Orient », l’occupation de l’Irak de 2003 à 2010, a facilité, quant à elle, l’expansion d’un nouveau phénomène terroriste, le « djihadisme social ».
Ancré dans l’intimité anthropologique et politique de la société irakienne, il se montre viscéralement hostile aux élites en place. Abou Moussab Al-Zarkaoui, le chef d’Al-Qaida en Irak, tué en 2006, a été l’homme de cette métamorphose.
Passionné par les exploits guerriers d’Imad Al-Din Al-Zengi, maître d’Alep et de Mossoul au XIIe siècle, il a su marginaliser la riche péninsule arabique au profit d’un Machrek de la déshérence et de la pauvreté. Zarkaoui éleva la haine des chiites au même statut que la lutte contre l’Occident, désavouant ainsi les stratèges d’Al-Qaida plus soucieux de rallier l’ensemble du monde musulman contre les Etats-Unis.
L’égorgement des « ennemis de l’islam » légitimé
Zarkaoui est l’inventeur de la guerre sociale par le djihad. Homme d’une tribu transjordanienne prestigieuse, il a vécu entre petits boulots et délinquance à Zarka, une banlieue industrielle triste à l’est d’Amman, peuplée de déracinés (des Palestiniens) mais irriguée par le commerce routier avec l’Irak et l’Arabie saoudite.
Il a pu acclimater dans ce milieu une idéologie djihadiste apprise lors de son voyage à Peshawar, au Pakistan, en 1989 auprès d’un théoricien, Abou Mohammed Al-Maqdissi, qui s’était fait un nom en déclarant le royaume saoudien mécréant.
Dix années plus tard, Zarkaoui avait monté à Hérat, dans l’Afghanistan des talibans, un réseau de volontaires du nom de Jund Al-cham (« L’armée de la Grande Syrie ») avec des ramifications en Afrique du Nord et en Europe. A Hérat, Zarkaoui médita les dangers de l’« hérésie chiite » auprès d’un cheikh égyptien, Abou Abdallah Al-Muhajer, légitimant la méthode de l’égorgement des « ennemis de l’islam ».
En provoquant l’armée américaine lors des deux premières batailles de Fallouja (2004), il sut aussi accélérer le recrutement des désœuvrés du système Saddam. L’organisation Etat islamique en Irak est née après sa mort en juin 2006, mais son mode opératoire lui doit beaucoup. Il fut le premier à pratiquer la décapitation filmée en assassinant l’otage américain Nicholas Berg en mai 2004.
Dialectique de la violence
Au Moyen-Orient, le djihadisme social a tiré un profit considérable de la situation intenable des élites politiques sunnites. Confrontées à l’hégémonie du système régional iranien, ces élites ont vu s’éroder leur autorité par la diffusion dans les quartiers populaires d’un salafo-wahhabisme financé depuis le Golfe.
Aujourd’hui, la rivalité entre le mouqawim (« résistant » en arabe), lié au système de pouvoir iranien – à l’instar du Hezbollah au Liban et en Syrie –, et le moujahid (« combattant du djihad »), dorénavant incarné par Daech (sans se limiter à celui-ci), entretient une dialectique de la violence qui réduit la possibilité d’une alternative sunnite et populaire au djihadisme, seule manière pourtant de combattre ce phénomène.
Contrairement aux alliés du pouvoir iranien, les organisations djihadistes restent encore privées d’une capacité d’action contre Israël, même si elles s’en rapprochent dans le Sinaï ou le Golan. Mais pour ne pas paraître en reste, elles doivent exercer leur violence contre les juifs européens et contre tout ce qui est associé à « l’Occident ».
Le contrôle de l’islam n’est pas le seul enjeu ; la guerre sunnites-chiites au Machrek approfondit aussi une logique de lutte des classes en milieu sunnite. Des prolétaires en armes radicalisent leurs croyances religieuses pour discréditer les élites tentées par des formules politiques de coopération interconfessionnelle.
En Syrie, où la famille Assad a détruit depuis 1970 le pouvoir des notables urbains, les jeunes de Homs ou d’Alep ont refusé d’obéir aux officiers sunnites de l’ASL (Armée syrienne libre) lors du soulèvement au printemps 2011, car ces derniers représentaient toujours pour eux – en dépit de leur désertion de l’armée d’Assad – les symboles d’un régime honni. Mieux valait alors constituer une brigade autonome grâce à l’argent du Golfe.
S’inventer un destin grandiose
Moins de dix ans après sa mort, l’entreprise de Zarkaoui a fructifié au-delà de son espace de prédilection oriental, ouvrant ainsi la voie à un djihad « par le bas », fondé sur la pratique et la diffusion de l’ultraviolence comme instruments de promotion des sans-grade. En Europe, des délinquants déscolarisés se sont identifiés à ce modèle. Le Belge Abd Al-Hamid Abaaoud, présenté comme le « cerveau » des tueries parisiennes du 13 novembre, était un délinquant minable, hâbleur et narcissique, obsédé par le culte de sa propre image sur le champ de bataille syrien.
En 2014, une vidéo de Daech avait mis en scène Abaaoud dans une tranchée à quelques kilomètres d’un front. Abou Omar Al-Belgiki (sa kunya, son surnom en arabe) appelait ses frères à « accourir au djihad » en se vantant d’être « entré dans des villas, des palais ». Filmé au volant de son engin 4 × 4 dans les villes fantômes de la Syrie du Nord, il rêvait d’atteindre Damas pour « braquer des banques à Damas si Dieu le veut ».
Si faire la hijra (« migration ») en Orient a d’abord permis à ces individus d’échapper à la culpabilité de l’échec social en s’inventant un destin grandiose de « soldat de l’islam », commettre en retour des attentats en Europe apparaît pour eux comme un moyen de changer de statut au sein de l’organisation Etat islamique, en échappant à l’accomplissement des tâches subalternes comme l’inhumation des cadavres de « mécréants » et d’« apostats » syriens.
La publicité donnée dans la dernière livraison de Dar Al-Islam, la revue francophone de l’organisation, au « testament » d’Abaaoud ainsi que les images de l’exécution de prisonniers syriens par les kamikazes du 13 novembre diffusées sur le réseau social Telegram illustrent l’importance de ce recyclage de volontaires étrangers pour les dirigeants djihadistes irakiens.
Bernard Rougier est coauteur de L’Egypte en révolutions (PUF, 2015).