John Bowen est un anthropologue américain spécialiste de l’islam. Il a notamment étudié les processus d’adaptation des musulmans aux sociétés française, britannique et indonésienne. Pour l’auteur de L’islam peut-il être français ? ou Pourquoi les Français n’aiment pas le foulard, la laïcité est, en théorie, un bon outil d’intégration, mais le concept est mal appliqué.

Quelles sont les différences entre l’intégration à la française et à l’américaine ?

John Bowen : Pour moi, la différence principale est la question de l’identité : est-ce une bonne chose d’avoir une identité mixte ? Aux Etats-Unis, être italo-américain ou mexicano-américain, par exemple, ne pose aucun problème. Le communautarisme est même perçu comme une étape vers l’intégration des nouveaux arrivants.

En France, on ne raisonne pas de cette manière. Ou, plus précisément, on a oublié que l’intégration a fonctionné de cette manière. Quand on regarde l’histoire, pourtant, l’intégration des catholiques et des juifs a été un long processus. Elle s’est faite par la construction d’associations et d’écoles confessionnelles qui ont permis une certaine solidarité entre personnes d’une même communauté et une meilleure intégration de celles-ci par la République. Aujourd’hui, les musulmans essaient de suivre le même modèle que les catholiques et les juifs, en créant leurs propres écoles confessionnelles sous contrat, mais ça n’est pas perçu favorablement. C’est considéré comme relevant du communautarisme, alors que c’est la même trajectoire que celle empruntée par les catholiques et les juifs.

Pourquoi selon vous avoir une « identité mixte est mal perçu » en France ?

Car il ne doit pas exister d’intermédiaire entre l’Etat et les citoyens. Le fait d’avoir une identité ethnique ou religieuse, en plus de sa nationalité, trouble ce rapport direct ; cette notion de République une et indivisible dont les valeurs sont transmises exclusivement par l’école républicaine. Aux Etats-Unis, il n’y a pas d’équivalent.

Vous avez également étudié l’islam en Grande-Bretagne, où la notion d’intégration est plus proche de la conception américaine.

Les Britanniques sont encore plus Anglo-Saxons que les Américains. A titre d’exemple, au Royaume-Uni, une école confessionnelle sous contrat peut être ouverte uniquement aux élèves de cette confession. En France, comme aux Etats-Unis, une école qui bénéficie de subventions publiques doit être accessible à tous.

Selon vous, avec la laïcité, la France « a en théorie les bons outils » pour que l’intégration des nouveaux arrivants se déroule correctement, mais en pratique, ça n’est pas le cas. Que voulez-vous dire ?

Tout d’abord, que la loi de 1905 n’est pas toujours appliquée de manière égale. L’Etat continue par exemple de financer les lieux de culte catholiques qui existaient avant 1905 (lois de 1907 et 1908). Or, la plupart des églises protestantes ont été construites après cette date. C’est d’autant plus vrai pour les synagogues et les mosquées. Les musulmans, les protestants et les juifs reçoivent donc beaucoup moins d’aide de l’Etat pour leurs édifices que les catholiques. Juridiquement, il serait aujourd’hui possible de toiletter la loi pour résorber ces inégalités, mais ça n’est pas d’actualité.

Par ailleurs, beaucoup de choses sont considérées comme étant contraires à la laïcité alors que du point de vue du droit, elles ne le sont pas. Le processus de création des écoles musulmanes est par exemple entravé. Il n’en existe aujourd’hui que trois sous contrat.

Autre exemple. En ce qui concerne la déradicalisation, vous n’avez pas de meilleur allié que les imams : les gens qui connaissent l’islam et pourraient dialoguer avec les personnes concernées. Or, à la différence de tous les autres pays européens, la France rechigne à mobiliser les représentants musulmans.

Comment expliquez-vous cela ?

Pour deux raisons principales. Il y a un problème avec la religion en France en général. Avant 1989 et la première affaire du foulard islamique, le grand problème de la laïcité dans l’école c’était les catholiques et les juifs : les premiers ne jouaient pas le jeu républicain dans leurs écoles, les seconds ne venaient pas le samedi. Aujourd’hui, c’est l’islam qui est au cœur des crispations, des craintes.

A ce rejet du religieux en général, s’ajoute le problème de l’islam en particulier, dont le rapport à la société française est complexe car lié au passé colonial de la France. Aux émotions de la guerre d’Algérie qui ne sont pas encore cicatrisées. Pendant la période coloniale, la société était divisée entre ceux qui étaient favorables à l’intégration des Algériens et ceux qui estimaient que leur assimilation n’était pas possible.

Un de vos ouvrages sur la France s’intitule Pourquoi les Français n’aiment pas le foulard. Quels en sont les enseignements ?

Avec ce livre, j’ai voulu analyser, sans condamner, ce qui a conduit à la promulgation de la loi de 2004 qui interdit le foulard à l’école. Les explications sont un mélange de l’importance de l’école comme creuset républicain comme nous l’avons abordé plus haut (l’école a en théorie un rôle central dans l’intégration des Français), d’une sorte d’allergie aux différences visibles, et de raisons politiques qui ont fait que c’est en 2004 que la loi est passée. La seule critique que j’émets dans mon livre est à propos de la commission Stasi sur l’application du principe de laïcité. [Créée en 2003 par le président Chirac, la commission a notamment légiféré sur le port de signes religieux dans les écoles publiques, ce qui a débouché sur la loi du 15 mars 2004]. Je trouve que sa démarche a été malhonnête car elle a prétendu disposer d’un grand nombre de témoignages de jeunes filles disant ressentir une pression due au fait que d’autres filles portaient le foulard. En réalité ces preuves n’existaient pas.

Mais à part ça, interdire le foulard dans les classes n’est pas une absurdité en soi. Beaucoup d’écoles imposent des uniformes. Ce qui est absurde, c’est plutôt la façon dont ça et d’autres lois deviennent des moyens de stigmatiser les musulmans.