Le taxi de Jafar Panahi, une course pour la liberté
Le taxi de Jafar Panahi, une course pour la liberté
Par Thomas Sotinel
Le cinéaste iranien brave les censeurs avec un film d’une habileté cinématographique et d’une acuité poloitique rares (vendredi 6 mai à 13 h 45 sur Canal+ Cinéma).
TAXI TÉHÉRAN Bande Annnonce (2015)
Durée : 01:49
Le cinéaste iranien brave les censeurs avec un film d’une habileté cinématographique et d’une acuité poloitique rares.
A ceux qui l’ont condamné à ne plus exercer son métier – réalisateur de cinéma –, Jafar Panahi fait mine d’offrir le cadeau de leurs rêves : le spectacle d’un cinéaste qui gagne sa vie comme chauffeur de taxi. C’est exactement ce que voulaient les autorités de Téhéran quand, en 2010, elles lui ont interdit jusqu’à nouvel ordre de réaliser des films ou d’écrire des scénarios : le dépouiller de son statut d’artiste.
Jafar Panahi dans « Taxi Téhéran ». | Memento Films
Bien sûr, Taxi Téhéran, qui montre Jafar Panahi conduisant dans les rues de la capitale iranienne, est très exactement le contraire d’un acte de reddition. C’est une bordée de quolibets à l’endroit des censeurs, mais aussi un film d’une habileté cinématographique et d’une acuité politique hors du commun.
Le réalisateur du Ballon blanc (1995) était, depuis sa condamnation, assigné à domicile, réalisant chez lui deux longs-métrages, Ceci n’est pas un film (2011) et Closed Curtain (2013).
Avec Taxi Téhéran, Jafar Panahi retrouve le grand air. Fixant trois caméras discrètes mais visibles (le premier des passagers que l’on découvre à l’écran prend l’une d’elles pour un dispositif antivol) dans l’habitacle d’un taxi, le réalisateur a transformé une voiture de tourisme en studio mobile.
Grand air
Se succèdent sur sa banquette des personnages qui semblent, au premier abord, constituer un échantillon représentatif d’une société : les pauvres et les riches, le secteur formel et l’informel, les conservateurs et les contestataires, les hommes et les femmes.
Chaque passager se voit proposer sa dramaturgie, comique ou tragique. Par exemple : deux femmes d’un âge certain veulent à tout prix ramener un poisson rouge jusqu’à la source où elles l’avaient pêché cinq ans plus tôt, convaincues qu’elles sont de s’assurer de la sorte quelques années de vie supplémentaires. Ou bien une autre femme, qui semble folle de douleur, arrête le taxi de Panahi afin que celui-ci emmène son mari, blessé dans un accident du travail, jusqu’à l’hôpital. Pendant le trajet, l’homme, sentant sa fin prochaine, emprunte le téléphone portable du chauffeur cinéaste pour enregistrer en vidéo un testament en faveur de son épouse, afin que celle-ci ne soit pas lésée par sa belle-famille, qui la déteste.
On peut ainsi, à chaque séquence, cocher une petite croix en face des sujets de société : persistance de la superstition dans une société monothéiste rigoriste, problèmes liés à la minorité juridique de la femme dans le droit iranien… Ce ne serait déjà pas mal, puisque chacune de ces vignettes est mise en scène avec une fluidité étonnante – du fait du dispositif des caméras fixes – et interprétée avec un allant qui tend à remettre en question le statut d’amateur qui est, le cinéaste l’a juré, celui des interprètes. Un doute renforcé par la remarque incisive d’un passager cinéphile qui, montant dans le taxi, apostrophe Panahi : « C’étaient des acteurs, les gens qui viennent de descendre ? La phrase qu’a dite le monsieur ressemblait beaucoup à celle dans la scène du café de Sang et or [2003]. »
C’est, dans la chronologie du film, le premier indice de son propos central. Les images, leur pouvoir de représentation et de dissimulation, sont le carburant qui meut le Taxi de Panahi. La preuve de son bon droit que l’épouse éplorée réclamera au chauffeur qui a récupéré son téléphone, les DVD pirates que commercialise un vendeur à la sauvette et, surtout, le petit film que la nièce de Jafar Panahi (une chipie à la langue aussi acérée que l’esprit) doit réaliser dans le cadre de ses études, sont les éléments d’une mosaïque.
Ours d’or 2015 à Berlin
A cette occasion s’engage un dialogue entre le cinéaste déchu et l’élève préadolescente. Le premier tente d’éclairer la seconde sur la toxicité mais aussi l’impuissance de la censure, pendant que l’autre se demande comment mettre en œuvre les commandements contradictoires du cinéma orthodoxe – qui doit représenter la réalité sans en montrer les côtés sombres.
Goldener Bär/Golden Bear Berlinale 2015 "Taxi" Jafar Panahi
Durée : 05:41
Jafar Panahi est parvenu à se moquer des interdictions et à envoyer son film à Berlin, où il a reçu en 2015 l’Ours d’or. Et l’on peut imaginer que, parmi les détenteurs du pouvoir à Téhéran, certains s’en sont trouvés fort marris. Plutôt que de fulminer, ils devraient regarder Taxi Téhéran avec attention : patiemment, joyeusement (le film est étonnamment dépourvu de colère), Jafar Panahi leur explique comment les images se forment, s’assemblent et se propagent sans que jamais aucun fonctionnaire puisse s’en rendre tout à fait maître. Les seuls qui peuvent prétendre à ce pouvoir sont les artistes.
Taxi Téhéran, de et avec Jafar Panahi (Iran, 2015, 82 min). Le vendredi 6 mai à 13 h 45 sur Canal+ Cinéma.
The Accordion by Jafar Panahi
Durée : 08:38