Au Cambodge, toute une civilisation révélée au laser
Au Cambodge, toute une civilisation révélée au laser
Par Florence Evin
Autour des temples khmers dédiés à Shiva, Vishnou ou Bouddha, des cités enfouies sous la jungle sont identifiées.
Cambodge : à la découverte du mont Kulen
Au Cambodge, d’anciennes cités, jusqu’ici enfouies sous la jungle, sortent de terre… au laser. Cette technologie a pour nom Lidar, rayon à haute fréquence qui, une fois héliporté, traverse le couvert forestier pour relever des millions de points en 3D avec une précision de quelques centimètres. Ce procédé révolutionne la compréhension de l’empire khmer (IXe-XVe) dont les vestiges religieux, notamment ceux d’Angkor – 400 kilomètres carrés classés au Patrimoine mondial de l’Unesco en 1992 –, sont parmi les plus spectaculaires de la planète, mais dont on ne savait rien des villes.
Car seuls les temples sculptés dans le grès, ou montés en briques pour les plus anciens, sont encore debout, certains ligotés par les racines tentaculaires des géants de la jungle. Tout le reste, les maisons comme les palais construits en bois, a disparu sous les assauts de la mousson et des termites. Ce que le Lidar révèle, c’est l’empreinte d’une urbanisation sophistiquée, rues, canaux, digues, bassins, quartiers d’habitation, dissimulés sous la végétation luxuriante de l’Asie du Sud-Est.
L’alliance du Lidar, dès 2012, et de fouilles, menées jusqu’en 2015 par l’archéologue Jean-Baptiste Chevance, a permis de mettre au jour la cité de Mahendraparvata, datant du IXe siècle. Il s’agit de l’une des premières capitales de l’empire khmer, fondée par Jayavarman II sur le plateau du Phnom Kulen, dit « montagne du Grand Indra », dieu du panthéon hindou, avec Shiva et Vishnou, que les anciens khmers vénéraient (Le Monde, 21 janvier). Cette découverte a convaincu les Cambodgiens que l’opération devait être poursuivie à grande échelle.
Vue aérienne au Lidar du grand sanctuaire Preah Khan de la ville Kompong Svay cernée par un rempart carré de 5 km de côté, le plus grand de l’empire khmer. | CALI PROJECT 2015-2020/DAMIAN EVANS/EFEO
« Une nouvelle lecture »
Les premiers résultats de la deuxième campagne Lidar (2015-2020), projet baptisé Cambodian Archaeological Lidar Initiative, financé par la Commission européenne et coordonné par l’Ecole française d’Extrême-Orient (EFEO) et l’Autorité nationale cambodgienne Apsara, s’avèrent prometteurs. Ils ont été présentés, lundi 13 juin à Londres, à la Royal Geographical Society, par l’Australien Damian Evans, chercheur associé à l’EFEO et publiés par le Journal of Archaeological Science (n°72).
Pour l’heure, les images fournies – des diagrammes ressemblant à des plans urbains en négatifs – nécessitent un sérieux travail de fouilles de terrain pour comprendre ce que cachent les reliefs pris en compte par le rayon laser. Certains demeurent énigmatiques, comme ces tertres linéaires et « champs » de bosses, à l’intérieur des remparts « des principaux temples et fondations religieuses des XIIe et XIIIe siècles », comme le note Damian Evans. Des tertres visibles aussi bien à Angkor Vat, le plus majestueux des grands sanctuaires, bâti par Suryavarman II, qu’à Beng Mealea, son frère jumeau – sans tours – ; comme au Preah Khan de Kompong Svay, un très gros temple dont l’enceinte de 5 km de côté est la plus vaste de tout l’empire. Ou encore à Banteay Chhmar, au nord-ouest, près de la frontière thaïlandaise, construit par Jayavarman VII et qui possède de très beaux bas-reliefs de bataille navale comme au Bayon, le temple mère de ce grand roi bouddhiste.
Le Lidar fait apparaître l’empreinte au sol de l’urbanisation qui enserre les grands complexes religieux. Le traitement numérique des images, des milliers de points (avec altitude, longitude, latitude), donne la topographie. « Le Lidar apporte une nouvelle lecture de l’empire angkorien et de son organisation, souligne l’archéologue Christophe Pottier, de l’EFEO, spécialiste de l’empire khmer. Angkor, représentant le pouvoir divin et séculier, avec ses temples et son palais royal, serait le cœur de l’empire, relié par un réseau routier à une quantité importante de fondations religieuses dans un continuum urbain-ruralque l’on pourrait comparer à celui des grandes cités amérindiennes comme Tikal [Guatemala] », ajoute-t-il.
Cartographie au laser de la cité préangkorienne de Sambor Prei Kuk, montrant les champs de bosses ou tertres dont la fonction est inconnue. | CALI PROJECT 2015-2020/DAMIAN EVANS/EFEO
« Aller au-delà de l’urbanisme angkorien »
La première capitale préangkorienne a aussi été photographiée au Lidar, ce dont se réjouit Azedine Beschaouch, secrétaire général du Comité international de coordination pour la sauvegarde et le développement du site historique d’Angkor (CIC Angkor) : « Ces images contribuent à mettre en exergue l’importance de Sambor Prei Kuk du temps de sa splendeur et de son rayonnement entre l’Inde et la Chine, aux VIe et VIIe siècles. Elles ont permis à Hang Peou, hydraulicien cambodgien, de mener pour la première fois, grâce à l’interprétation des images confrontées au terrain, une étude des cours d’eau, bassins et réservoirs de la cité historique, dont le dossier a été soumis à l’Unesco pour une requête d’inscription sur la liste du Patrimoine mondial. »
Dans certains cas, la fouille ne suffit pas. Au Phnom Kulen, Jean-Baptiste Chevance en a fait l’expérience. « Les fameux tertres ne contiennent pas de vestiges, ni en surface ni à l’intérieur. Par défaut, dit-il, on pense au funéraire, à un rite inconnu dont on aurait perdu l’existence. » Les céramiques exhumées, elles, ont confirmé, au carbone 14, la datation du IXe siècle, correspondant au règne de Jayavarman II qui s’autoproclamait chakravartin, « empereur du monde ».
« Avec le Lidar pour base commence l’étude scientifique, insiste Christophe Pottier, un gros travail collaboratif international qui génère de nouvelles recherches avec des techniques à inventer pour aller au-delà de l’urbanisme angkorien. » Comprendre l’extraordinaire gestion spatiale, économique, politique, sociale et religieuse de l’empire que les souverains khmers avaient mis en place, tel est l’enjeu.
Carte des sites photographiés au rayon laser Lidar héliporté au Cambodge. | CALI PROJECT 2015-2020/DAMIAN EVANS/EFEO