Avec les marathoniens de l’agrégation, ce Graal des enseignants
Avec les marathoniens de l’agrégation, ce Graal des enseignants
Par Agathe Charnet, Camille Lafrance
Eprouvante, exigeante, l’agrégation reste un Graal que ne trouveront que 10 à 15 % des candidats. « Le Monde » est allé à la rencontre des étudiants en sciences humaines qui présentent le concours.
Récit d'une semaine d'examens | Anthony P Buce | Flickr
« Ce n’est pas qu’on ne se sent pas légitimes à passer ce concours, c’est qu’on se demande en permanence si on sera à la hauteur ». Mathilde a 24 ans et pour la deuxième année consécutive, elle est admissible à l’agrégation externe de philosophie. Après avoir bravé vingt heures d’épreuves écrites, elle affronte un mois d’épreuves orales, dont de redoutables « leçons » de trente minutes nécessitant cinq heures de préparation. « Mes insomnies ont recommencé », soupire l’étudiante qui suit la préparation dispensée par l’université Paris-Sorbonne (Paris-IV). « Ce matin je me suis encore réveillée à cinq heures avec un nœud au ventre. C’est sûr que si on veut tenir le coup, il faut mettre l’enjeu à distance. »
L’enjeu pour Mathilde et ses camarades est de concrétiser des années de spécialisation en décrochant le statut d’enseignant agrégé. Confrontés à l’ultime épreuve de leur parcours d’excellence, ils ont en moyenne entre 10 et 15 % de chances de réussite. A la clé : un sésame aussi rare que précieux pour démarrer une carrière dans l’enseignement et la recherche.
Les professeurs agrégés, qui représentent 12,5 % du corps enseignant du second degré public (collège et lycée), dispensent en effet 15 heures de cours hebdomadaires contre 18 pour les enseignants titulaires du CAPES. Ils sont également mieux rémunérés, puisqu’ils débutent à 2 264 euros bruts mensuels après leur titularisation et peuvent gagner jusqu’à 3 801 euros en fin de carrière. L’agrégation est également le premier palier vers la recherche à l’université et l’enseignement en classe préparatoire.
Masse de travail « monumentale »
« L’agrégation, c’est un regard d’ensemble sur une discipline, s’enthousiasme Blanche Lochmann, présidente de la Société des agrégés. C’est un travail de maturation auquel on se réfère ensuite tout au long de sa vie professionnelle. » Pour parvenir à maîtriser sa matière, l’agrégatif, comme on appelle le candidat au concours, se doit de suivre une solide préparation. Les universités et quelques grandes écoles proposent des cours accessibles après le Master, dont le volume horaire varie d’une vingtaine à une quarantaine d’heures hebdomadaires selon les sections. Le Centre national d’enseignement à distance (CNED) soutient ceux qui présentent le concours en candidats libres. La masse de travail en parallèle est « monumentale » témoigne Sylvain, agrégatif depuis deux ans en philosophie. « Il est difficile de réussir l’examen sans avoir suivi de préparation, à moins d’être un génie. »
Yourie, 28 ans, admissible à l’écrit de lettres modernes, a dû faire des choix : « Au début, je m’efforçais de me rendre à tous les cours. Mais, selon ma fatigue ou l’avancée de mes révisions, j’ai fini par demander de l’aide à d’autres filles de la prépa qui avaient défini entre elles un planning. » Un concours qui exige une stricte hygiène de vie et une entière disponibilité. Sa camarade, Clara, qui passe pour la deuxième fois le concours, a renoncé aux cours de soutien qu’elle donnait l’année dernière : « Il est impossible de travailler à côté, la prépa te demande trop de temps. » Un engagement que les étudiants ne peuvent pas tous se permettre. D’après la jeune femme, l’agrégation induit donc une discrimination financière : « Il n’y a aucune limite au nombre de passages, tu repasses le concours autant de fois que tu tiens, comme on dit. Financièrement et mentalement. »
« Je n’arrivais plus à trouver du plaisir à la préparation »
Cet investissement sans faille n’est pas sans répercussions sur le moral des étudiants. « Le plus dur, c’est de concentrer tant d’efforts pour trois jours d’épreuves », confie Paul qui s’est présenté deux années de suite au concours de philosophie. « Tu es entouré d’amis qui font des choses concrètes. Nous, on passe des heures à étudier en bibliothèque mais on ne produit rien. »
Un sentiment de vacuité que partage son amie Mathilde : « Il y a une époque où je n’arrivais plus à trouver du plaisir à la préparation. J’étais prise de panique à la simple vue d’un livre de philosophie. » Des angoisses qui affectent parfois jusqu’à la santé des candidats. « Deux semaines avant les épreuves écrites, le nerf de mon bras droit ne fonctionnait plus, je n’arrivais plus du tout à écrire, confie Paul. Ce n’est qu’un an après que j’ai réalisé que c’était lié à l’agrégation. »
Une anecdote qui n’a rien d’étonnant pour Dominique Monchablon, psychiatre et chef de service du Relais étudiants lycéens à Paris. « Les douleurs musculosquelettiques, les crampes de l’écrivain ou les troubles du sommeil sont des symptômes que je retrouve souvent chez mes patients. L’anxiété génératrice de ces troubles peut aussi affecter directement les capacités cognitives et les étudiants n’ont pas toujours les outils pour lutter. » Pour aider les jeunes à affronter ces angoisses, le docteur Monchablon et son équipe reçoivent chaque jour gratuitement des étudiants en souffrance psychologique, dont 40 % préparent des concours.
Pour Sylvain, qui cumule « deux années de prépa à Nanterre » dans des classes réunissant 30 à 40 élèves, la souffrance de la préparation n’est pas une fatalité. « L’agrég a mauvaise réputation et tous les défauts d’un concours sélectif. Mais préparée dans de bonnes conditions, avec des professeurs bienveillants qui cherchent à valoriser les élèves et leur travail collectif, ça peut bien se vivre. » Un point de vue que défend Claire Schwartz, responsable de la préparation aux concours à l’université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, pour qui il faut « démystifier » l’épreuve : « Les étudiants ont l’impression qu’on leur demande des choses inaccessibles alors que ce n’est pas le cas. On sait que ce sont des étudiants, ce n’est pas un concours de spécialistes. »
Sentiments contradictoires
Pour aider les préparationnaires à garder le cap, Blanche Lochmann a créé « l’atelier de l’agrégation », un accompagnement gratuit dispensé bénévolement par des enseignants agrégés. « Les agrégatifs sont comme des athlètes. Rédiger quinze pages en sept heures d’épreuves est un vrai défi autant intellectuel que physique », explique-t-elle. En bonne athlète, Mathilde ne se décourage pas : « Si l’agrégation n’était pas si dure, elle ne nous pousserait pas à ce niveau d’exigence. Préparer le concours me conforte dans mon désir d’enseigner et de partager enfin toutes ces connaissances. »
Intégrer l’élite de l’enseignement, c’est là le but du prestigieux concours. Mais les étudiants ressentent parfois des sentiments contradictoires que le docteur Monchablon définit comme « une double pression ». Il leur faut à la fois optimiser leurs longues études en décrochant le Graal représenté par l’agrégation, mais aussi se projeter dans un monde professionnel « souvent bien éloigné du choix initial d’une filière choisie par amour d’une discipline ». « Je sais que j’aime la littérature plus que tout, je veux vraiment faire de la recherche explique Clara. Mais est-ce que ça va me plaire de me retrouver face à des collégiens ? J’ai du mal à le savoir… » « Dans ce genre d’études, le mur est à la fin. résume Sylvain. Tu t’y engages pour des années, puis tu fais tapis, comme au poker. »
En cas d’échec, les étudiants choisissent traditionnellement de passer le CAPES, l’autre concours d’enseignement du second degré, ou de devenir contractuels ou vacataires dans l’espoir de passer l’agrégation interne, réservée aux enseignants cumulant cinq ans d’activité. D’autres cherchent des chemins de traverse. « C’est sûr qu’avec un master de philosophie on ne va pas très loin », s’amuse Paul, reconverti depuis dans l’édition. Mais lors de mes recherches de stages, j’ai remarqué que les recruteurs étaient impressionnés par le fait que j’ai préparé le concours. »
Et puis il y a ceux qui se surprennent à rêver à une autre vie, loin des bibliothèques et des copies doubles. « Mon plan B était de faire quelque chose de moins intellectuel, notamment un CAP pâtisserie » confie Clara, qui passe désormais les oraux. « Si ça ne marche pas, je pense souvent à partir à la campagne, imagine Mathilde. Après avoir étudié tous ces concepts, j’ai envie de mettre les mains dans la terre. »