Hissène Habré, à N’Djamena, le 6 février 1987. | SAKALDO DONO M'BATENE / AFP

Claude Soubeste a été ambassadeur de France à N’Djamena de 1982 à 1985 après y avoir été consul en 1979 et 1980. Aujourd’hui âgé de 88 ans, il ne revient qu’à contrecœur sur cette période. Volontiers cassant, il s’agace de certaines questions, notamment celles qui portent sur les tortures dans les prisons d’Habré. Lors de sa mission, il affirme avoir été tenu à l’écart de toutes les décisions importantes mais reconnaît avoir été écœuré par le survol d’une région où avaient été commises des exactions.

Comment réagissez-vous à l’ampleur des crimes pour lesquels Hissène Habré vient d’être condamné à Dakar ?

Claude Soubeste : C’est par un documentaire diffusé voilà deux ou trois ans par une chaîne de télévision française que j’ai découvert l’existence d’un charnier au nord de N’Djamena qui aurait été creusé sous la présidence d’Hissène Habré. Ces images m’ont laissé sans voix… Jamais, lors de ma présence au Tchad, je n’ai entendu parler de telles horreurs.

Avant 2013, rien ne vous a alerté sur les exactions commises sous Habré ? Ni les articles de presse, ni les rapports publiés par HRW et d’autres organisations…

Non. Et puis tellement de choses contradictoires ont été dites sur cette période. Qui faut-il croire ?

Vous êtes donc surpris par la révélation de ces crimes ?

Surpris par leur ampleur, oui, même si sur le fond tous ceux qui ont connu le Tchad de cette époque savaient que les forces militaires tchadiennes, celles d’Habré comme celles des autres rebelles, étaient composées de combattants très violents et cruels. N’oublions pas que nous étions alors dans une guerre dure et longue contre les forces libyennes de Kadhafi. Mais je ne savais rien qui soit à la mesure des crimes jugés à Dakar. Si j’avais ne serait-ce que soupçonné de telles ignominies de la part du régime tchadien, je l’aurais écrit et, surtout, je ne l’aurais pas toléré.

Votre surprise est difficile à croire. Comment expliquez-vous que l’ambassadeur que vous avez été n’ait pas été informé de ces exactions ?

A l’ambassade, j’avais à mes côtés un attaché défense qui me tenait informé de la situation militaire. Quant au bureau de renseignement à l’ambassade, il était dirigé par un membre de la DGSE. Cet agent ne me communiquait que les informations autorisées par sa « maison ». Vous croyez vraiment que les services et agents de la DGSE informent les ambassadeurs de France de tout ce qu’ils savent ? Plusieurs fois, lors de mes passages à Paris, je suis allé voir le directeur de la DGSE qui m’envoyait une voiture officielle avec sirène pour me conduire boulevard Mortier. Il voulait savoir ce que je savais de la situation au Tchad. Nos discussions étaient intéressantes et courtoises même si je n’étais pas dupe de la réticence de mon interlocuteur à me révéler ses secrets.

Autrement dit, les informations essentielles concernant la situation au Tchad vous échappaient ?

Cela ne fait aucun doute ! Si vous saviez le nombre de choses que j’ai apprises au dernier moment… L’opération « Manta » (août 1983) n’a été portée à ma connaissance qu’au tout dernier moment, par un télégramme transmis à mon attaché de défense. Que ce soit l’Elysée, la coopération, la défense ou la DGSE, jamais Paris – où je me rendais pourtant régulièrement –, n’a jugé bon de me tenir informé des choix politiques ou militaires et encore moins de m’associer à leurs décisions, alors que j’avais une bonne expérience des problèmes tchadiens. De même pour l’opération « Saxo » (1983), je n’ai découvert l’existence de ces mercenaires qu’après leur débarquement à N’Djamena où il a fallu les cacher. Pour mon livre Une saison au Tchad (L’Harmattan, 2013), j’ai souhaité consulter à la direction des archives diplomatiques certains télégrammes que j’avais envoyés à Paris. Le responsable du service m’a refusé l’accès à ces documents !

Parmi ces télégrammes confidentiels et cryptés, certains étaient-ils de nature à alerter les autorités françaises sur les exactions commises par le régime tchadien ?

Oui. Deux au moins, que j’ai transmis à Paris à l’automne 1984, lors des tensions au sud du pays qui ont opposé les FANT (Force armées nationales tchadiennes, dirigées par Idriss Déby) et les forces rebelles des Codos. J’ai alors effectué moi-même plusieurs survols en avion de tourisme de cette zone et j’ai pu constater les effets désastreux de la répression : nombreux villages détruits, milliers de paysans tchadiens affolés abandonnant leurs cultures pour se réfugier dans la brousse ou dans le nord de la Centrafrique. J’avais passé trois ans à tenter de convaincre Paris d’apporter un soutien significatif à la politique de réconciliation nationale décidée par Hissène Habré. Je fus donc très affecté par cette faillite de la paix. Pour la première fois, je fus gagné par la lassitude. Le spectacle tragique de centaines de paillotes brûlées, sur des kilomètres, m’a conduit à demander mon rappel.

De retour à Paris, en février 1985, vous avez transmis un rapport de fin de mission. Avez-vous mentionné la torture dans les prisons du régime Habré ?

Mon rapport faisait une centaine de pages et il a été transmis à tous les ministères et postes diplomatiques concernés par le problème tchadien. Je suis bien sûr revenu sur ces événements dans le sud. Quant aux tortures dans les prisons tchadiennes, je vous le redis, je l’ignorais totalement. Je ne l’aurais pas supporté. Peut-être que d’autres étaient au courant, en France, mais là encore, si c’est le cas, personne n’a jugé bon de m’en tenir informé.