« Je suis grec et pour la première fois de ma vie, je ne travaille plus au noir »
« Je suis grec et pour la première fois de ma vie, je ne travaille plus au noir »
Propos recueillis par Elisa Perrigueur
Ce jeune architecte de 32 ans vient d’être embauché légalement par le cabinet dans lequel il travaillait depuis six mois à Athènes. Il gagne près de 600 euros par mois.
Un centre OAED (organisme du chômage grec, l'équivalent de Pôle Emploi) dans le centre d'Athènes, le 8 juillet 2015. | Max Gyselinck pour "Le Monde"
« Pour la première fois de ma vie, à 32 ans, je ne travaille plus au noir. Je viens de signer mon premier véritable contrat dans un cabinet d’architectes, à Athènes. Avant la crise de 2008, on n’embauchait pas les architectes ou les ingénieurs au noir en Grèce. Aujourd’hui c’est assez fréquent, parce que les employeurs ne peuvent plus, ou ne veulent plus, payer nos cotisations. Et nous, on accepte, car on n’a pas le choix. Le chômage est tellement élevé qu’avoir un travail est devenu un luxe. Je suis diplômé en architecture depuis 2011, mais je n’avais jamais été déclaré, je gagnais 500 euros mensuels. En Grèce, cette situation est banale dans le privé. Ça ne choque plus beaucoup.
Pourtant, je m’étais investi pour me construire un avenir. En 2004, j’ai commencé des études d’architecture en Italie, à l’Ecole polytechnique de Milan. Mon père, architecte lui aussi, m’a encouragé, en disant que le métier était porteur. Mais avec la crise qui dure, les constructions sont à l’arrêt. Lorsque je suis sorti de l’école, on m’a proposé pour la première fois de travailler au noir, en Italie. A l’époque, en 2011, ça ne me paraissait pas si dramatique. Je devais faire des recherches, j’étais payé 400 euros par mois. J’ai accepté pour enrichir mon CV. Même si c’était dans l’illégalité, je mentionne toujours les projets que j’ai réalisés là-bas. Mais au bout d’un an et demi, ce n’était plus possible financièrement. A 28 ans, je suis retourné vivre chez mes parents, à Athènes.
Je suis resté sans emploi pendant près d’un an. Mon père, 71 ans, me donnait 20 euros par semaine sur sa pension de retraite pour que je ne devienne pas fou à ne rien faire. Son indemnité est passée d’environ 2 000 à 1 300 euros avec les plans d’austérité. Ma mère, professeure, ne trouvait pas d’emploi à cette époque, nous étions donc trois à vivre sur l’allocation de mon père. J’ai envoyé des candidatures partout, même à l’étranger. Aujourd’hui, dans ma génération, près d’un jeune sur deux est au chômage. On ne peut plus dire, comme avant, que nous n’avons pas de travail parce que nous ne cherchons pas vraiment. Il n’y a plus de jobs. J’ai une amie qui a envoyé 156 CV pour du service en restauration. 156 ! Bien qu’elle ait un bon profil, une bonne formation, elle n’a rien trouvé.
Finalement, en août 2014, j’ai enfin trouvé un premier boulot d’architecte à Athènes, j’étais très content. Mais évidemment, c’était au noir. Pour 500 euros mensuels dans un cabinet de six personnes. Je devais concevoir les plans de devantures de magasin, d’hôtel… Le boss m’a annoncé dès le début qu’il ne pourrait pas payer pour la sécurité sociale, trop chère, que c’est pour ça qu’on me prenait au noir. Il me répétait que « plein d’autres rêvaient de cette place ». Aujourd’hui, le discours des employeurs est souvent le même, certains de mes amis l’ont aussi entendu : « Tu n’as pas beaucoup d’expérience, on ne peut pas t’embaucher “blanc”, c’est trop cher. »
Pour certaines PME grecques, je comprends que le travail au noir devienne une nécessité. Ils perdent de l’argent en raison de la crise et les taxes augmentent. Mais ce cabinet d’architectes avait des commandes et les moyens de payer ma sécurité sociale. Et pour moi, c’est important d’être « blanc », surtout pour l’assurance. Je sais que, pour certains jeunes, travailler au noir ne change plus grand-chose. On se dit « à 30 ans, il ne m’arrivera rien de grave niveau santé ». Quant à la retraite, j’avoue je n’y pense même pas. Je crois que je ne la toucherai jamais.
Pour ce premier job, à chaque fin de mois, la secrétaire me donnait une enveloppe de billets. Les conditions de travail étaient un peu brutales. Nous étions souvent convoqués en entretien individuel pour maintenir une sorte de pression. Huit mois plus tard, on m’a dit qu’il n’y avait plus assez de commandes pour me garder. Je suis parti sans rien dire. De toute façon, je ne pouvais rien dire.
Certains employés appellent parfois l’inspection pour dénoncer le travail au noir. Je trouve qu’il y a peu de contrôles, plus assez d’inspecteurs. Mais nous sommes invisibles, impossibles de prouver que nous avons travaillé ici ou là. J’ai déjà entendu que des employés balançaient le patron, qui répondait : « Je n’ai jamais vu cette personne. » Et il y a aussi les combines des employeurs : cacher les employés lors des vérifications. Dans les cafés par exemple, c’est une tactique, ils dissimulent leurs serveuses parmi les clients, les mettent à une table et posent un café devant elles. Une autre astuce consiste à payer les employés à moitié « blanc » et à moitié au « noir ». Mon frère, par exemple, a travaillé dans une entreprise de livraison, il était payé 500 euros déclarés, 500 au « black ».
D’avril à novembre 2015, je suis repassé par une période de chômage, sans allocation. Je faisais des projets artistiques personnels. J’ai fini par retrouver un travail dans un cabinet prestigieux qui compte trente salariés, à Athènes. Je conçois les plans d’intérieur de maisons particulières, de grands hôtels… Les chefs m’avaient dit au départ qu’ils me paieraient 580 euros, déclarés. Finalement, le premier mois, ils m’ont donné 500 euros en cash, m’expliquant : « C’est ta première inscription au régime général de la sécurité sociale, c’est compliqué. » Les mois passaient, je n’étais toujours pas déclaré. Finalement, en mai, j’ai menacé de partir du cabinet, j’avais plutôt bien bossé sur un projet d’hôtel qui s’est vendu à l’étranger. Ils ont donc fini par me déclarer. J’en avais ras le bol, j’ai insisté. Maintenant, je suis « blanc », depuis un mois !
Je ferai encore quelques années ici pour l’expérience. Puis j’irai vivre à l’étranger. Je n’ai pas envie de partir mais je ne veux plus galérer. Je veux une famille, et je veux pouvoir la faire vivre. Ici, ça n’arrivera jamais. »