Jérôme Kerviel, un « couillon » manipulé par la Société générale, pour les témoins cités en défense
Jérôme Kerviel, un « couillon » manipulé par la Société générale, pour les témoins cités en défense
Par Pascale Robert-Diard
La cour d’appel de Versailles doit déterminer si l’ex-trader, condamné pour abus de confiance, doit payer les 4,9 milliards d’euros exigés par la banque.
Jérôme Kerviel et ses avocats, le 15 juin à la cour d’appel de Versailles. | DOMINIQUE FAGET / AFP
Jacques Werren est un témoin heureux. Ancien directeur financier de banque et ex-directeur général adjoint du Marché à terme international de France (Matif), cité jeudi 16 juin par la défense de Jérôme Kerviel, il a plein de choses à dire à la cour d’appel de Versailles. Jacques Werren est en effet « indigné », « abasourdi » même que la Société générale puisse prétendre avoir tout ignoré des activités frauduleuses de son trader avant janvier 2008. « C’est impensable, incompréhensible, un déni de bon sens, on se moque de la cour, je vous demande de me croire. »
La cour en tout cas, l’écoute avec attention expliquer qu’il est totalement impossible de croire que Jérome Kerviel aurait « masqué » les positions à risque qu’il prenait, notamment celles d’un montant de 50 milliards d’euros sur les contrats boursiers européens. « Balivernes ! » s’enflamme t-il.
Le président Patrick Wyon, dont on n’apercevait que la tête derrière son pupitre, se redresse un peu et intervient d’une voix neutre :
« C’est pourtant Jérôme Kerviel qui, dans le dossier d’instruction, a expliqué comment il avait masqué ses positions. Ce que vous dîtes est donc contredit par Jérôme Kerviel lui-même. »
Patrick Wyon lit au témoin quelques extraits des procès-verbaux de l’ancien trader. Le témoin ne cille pas. Il a sa petite idée sur la question. Il l’a d’ailleurs écrit dans Le Monde, raconte-t-il. Il l’avait également déjà livrée à la cour d’appel de Paris lors de l’examen du volet pénal du dossier.
- Je fais des hypothèses.
- Lesquelles ?
- C’est justement ce que j’ai écrit dans « Le Monde »…
- D’accord, mais nous n’allons pas plonger dans les archives du Monde pour retrouver votre tribune. Pouvez-vous nous l’expliquer ici ?
- Eh bien, l’hypothèse que je formule et qui est tout à fait raisonnable, c’est que la banque couvrait Jérôme Kerviel et que les pertes Kerviel sont des pertes de subprimes déguisées. La banque aurait pu initier des positions à partir d’un autre poste, d’un autre desk.
Le retour du « desk fantôme »
Revoilà le « desk fantôme », qui avait fait les belles heures du procès en appel. Le président veut bien partir à sa recherche.
- Si je vous suis, la Société générale aurait donc choisi Jérome Kerviel à son insu pour prendre des positions à risque ? Imaginons donc deux desks qui travaillent à l’insu l’un de l’autre. À quel niveau de la banque décide-t-on d’une telle opération ?
- Dans la hiérarchie élevée, répond le témoin, sûr de son fait.
- Au risque donc de menacer la vie de la banque ?, s’étonne le président en rappelant que les 50 milliards de positions directionnelles prises par le trader représentaient une fois et demie les fonds propres de la SocGen. Dans ce cas, poursuit-il, cela signifie que la banque qui a réorganisé son capital en catastrophe en janvier, qui s’est ensuite présentée dans ses petits souliers devant la Banque de France et le gouvernement, se mettrait à délirer complètement et se serait affolée elle-même… Vous parliez de bon sens. Est-ce cohérent de se tirer une balle dans le pied ?
- C’est mon scénario, et comme je l’ai écrit, il est très probable, maintient sans ciller le témoin.
« Si j’ai bien compris, tout le monde manipule Jérôme Kerviel »
Philippe Houbé lui succède à la barre. Ancien chargé de compte à la société de courtage Fimat, filiale de la Société générale, il en a été licencié en 2013, après son témoignage en faveur de Jérôme Kerviel devant la cour d’appel de Paris, dit-il. Plus sobre que son prédécesseur, il vient à son tour défendre la thèse d’une banque qui, non seulement savait, mais organisait tout et aurait surtout alourdi la perte imputée à Jérôme Kerviel, pour alléger ses propres pertes dues aux subprimes.
Le président en revient toujours à la même question :
- Mais pourquoi Jérôme Kerviel masquait-il ses positions ?
- Parce qu’il espérait tromper quelqu’un. Je ne sais pas qui. Mais il n’a jamais trompé personne.
Le président résume :
- Donc, l’ordonnance de renvoi, puis le jugement du tribunal, puis l’arrêt de la cour d’appel expliquent qu’un individu a trompé la banque qui ne s’en est pas aperçue. Et vous, vous dîtes qu’en réalité, c’est l’inverse, à savoir que c’est Jérôme Kerviel qui a été trompé par la banque ?
- Oui.
- Et qui décide ?
- La décision de laisser faire ne peut venir que du responsable de la salle des marchés avec l’aval de sa direction.
- Mais alors, pourquoi Jérôme Kerviel a-t-il fait tout cela ? (les ordres masqués, via des faux mails)
La réponse fuse.
- Parce qu’il est couillon !
Le président observe comme pour lui-même :
- Pourquoi faire travailler quelqu’un qui croit agir dans la clandestinité ? Pourquoi choisir Jérôme Kerviel qui se fait un sang d’encre à chaque fois qu’il génère des alertes et doit donner des explications ? Pourquoi ne pas faire plus simple ?
Il conclut les deux témoignages clés de la journée :
- Si j’ai bien compris, tout le monde manipule Jérôme Kerviel et il serait le seul à ne pas s’en apercevoir.
Réquisitoire et plaidoiries vendredi. La cour doit déterminer si l’ex-trader, condamné pour abus de confiance, doit payer les 4,9 milliards d’euros exigés par la banque, soit l’intégralité des pertes imputées à Jérôme Kerviel.