« La France black-blanc-beur de 1998 est un mythe »
« La France black-blanc-beur de 1998 est un mythe »
Par Erwan Le Duc
Emmanuel Blanchard, chercheur en sciences politiques, revient dans un entretien sur l’histoire complexe qu’entretient l’équipe de France avec ses joueurs d’origine nord-africaine.
Karim Benzema, le 26 mars 2015 au Stade de France. | FRANCK FIFE / AFP
Auteur de l’article « Les Bleus et les Beurs : une équipe de France fermée aux descendants d’Algériens ? », publié dans la revue Plein Droit et dont une version actualisée sera diffusée dans l’édition de juin de la revue Vacarme, Emmanuel Blanchard, chercheur et maître de conférences en sciences politiques à l’université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, revient sur l’histoire complexe entre l’équipe de France et ses joueurs d’origine nord-africaine.
Comment analysez-vous les propos de Karim Benzema, qui estime dans un entretien au journal espagnol Marca que « Didier Deschamps a cédé à une partie raciste de la France » en décidant de ne pas le sélectionner pour l’Euro ?
Il y a une forme d’incongruité à voir que, jusqu’au rappel d’Adil Rami suite à la blessure de Raphaël Varane, l’équipe de France choisie pour l’Euro n’accueillait aucun joueur dont l’histoire familiale s’ancre en Afrique du Nord. Et une seconde incongruité à constater que ce choix de se priver du meilleur avant-centre français a visiblement été largement téléguidé par des déclarations politiques, à la fois du premier ministre et du ministre des sports.
De fait, pour le joueur, qui est mis en cause dans une affaire judiciaire mais qui n’est pas condamné, il y a une forme d’incompréhension et d’injustice. Qu’il l’exprime en des termes qui renvoie à une dénonciation du racisme n’a rien d’étonnant dans un contexte politique de suspicion permanente sur l’amour porté au maillot bleu par nombre de joueurs dits « issus de l’immigration ».
A quel contexte faites-vous référence ?
Depuis une quinzaine d’années, il y a une lecture en termes raciaux de la société française qui s’est imposée. Cela vient avant tout de la montée de l’extrême droite mais aussi de revendications d’appartenances multiples de personnes nées et grandies en France. L’équipe de France de football est soumise, depuis le début des années 2000, à ce regard « racisé », à la fois par des observateurs extérieurs, mais aussi, dans une certaine mesure, par les intéressés eux-mêmes.
On peut trouver de bonnes raisons sportives, ou extrasportives, à l’absence des joueurs concernés en équipe de France, mais ce qui m’intéresse, c’est de comprendre pourquoi la sélection française ne puise pas plus dans le vivier de joueurs issus de l’immigration maghrébine. Pourquoi tant de joueurs qui ont cette histoire-là optent-ils aujourd’hui pour un autre maillot, celui de l’Algérie notamment, comme Sofiane Feghouli ou Ryad Mahrez ? Et pourquoi, de 1962 à 2015 et la première sélection de Nabil Fekir, il n’y a que sept joueurs d’origine algérienne qui ont porté le maillot de l’équipe de France ? Ce qui est très peu par rapport à d’autres vagues d’immigration, polonaise, italienne, espagnole ou d’Afrique subsaharienne.
Quels sont les facteurs qui expliquent cette sous-représentativité ?
Il y a vraiment eu un mythe né lors du Mondial 1998 autour de la France black-blanc-beur, puisque Zinédine Zidane incarnait à lui seul la composante dite « beur » de cette équipe de France. Entre 1962 (date de l’indépendance de l’Algérie) et la première sélection de Zidane, en 1994, un seul joueur ayant des parents venus d’Algérie, a joué pour la France, Omar Sahnoun, en 1977-1978.
De ces footballeurs français d’origine algérienne qui jouaient dans le championnat de France, nombreux sont ceux qui ont opté pour la sélection algérienne, pour des raisons politiques ou familiales. Avec les générations suivantes, ce trouble national, cette complexité liée à des trajectoires migratoires et historiques, dont on aurait pu penser qu’elles allaient s’amoindrir, se sont au contraire renforcées à partir des années 2000.
Ceci à cause des changements de règles sur la sélection des binationaux édictées par la FIFA, qui ont permis à des joueurs de changer de nationalité sportive, pour ceux n’ayant aucune sélection en équipe A. Ensuite, le contexte politique et social de ces années – avec les émeutes, la montée de l’extrême droite, le climat de suspicion visant la jeunesse des banlieues – a déteint sur le football.
Autour des jeunes joueurs assimilés à la « jeunesse des banlieues » ou/et binationaux se posent désormais des questions comme « Vont-ils chanter l’hymne national ? » ou « Ont-ils fait un choix commercial plutôt que patriotique en optant pour le maillot bleu ? » Comme si le patriotisme était encore au cœur d’une carrière footballistique… Autant d’éléments qui ont conduit ces joueurs vers d’autres sélections nationales.
Les sportifs de haut niveau possédant la double nationalité sont les seuls individus qui doivent à un moment choisir une nationalité, même si elle n’est que sportive. Ils doivent trancher, alors que dans leur vie, ils sont construits sur ces liens multiples.
Il y a donc une contradiction entre cette exigence d’une identité sportive unique et celle, multiple et complexe, de l’individu d’aujourd’hui ?
Beaucoup de joueurs sont aujourd’hui, par leur trajectoire familiale ou professionnelle, des exemples d’identités multiples. De fait, on a des footballeurs qui ont des appartenances multiples, qui vivent dans un marché du travail mondialisé, et à qui les politiques adressent des demandes d’exemplarité, parfois saugrenues, et qui exigent d’eux qu’ils défendent une identité unique… Ce sont des demandes qui ne correspondent absolument pas à ce que ces jeunes joueurs sont, et encore moins au monde professionnel dans lequel ils sont plongés.
Karim Benzema le 28 mai avec le trophée de la Ligue des champions, remporté avec le Real Madrid. | Stefano Rellandini / REUTERS
Ces demandes sont avant tout politiques, dans le sens où ceux qui les formulent construisent leur carrière dans une arène nationale. Ces politiques vivent dans un monde où les binationaux sont rares, où les carrières se font en France. Ils demandent donc à cette équipe de France d’incarner ce monde strictement hexagonal, aux appartenances uniques.
Ce n’est pas nouveau, mais le domaine sportif permet aux politiques de manier un patriotisme qui peut être partagé par une large partie du spectre politique, et qui, à certains moments, permet aussi de rencontrer le nationalisme intégral d’un parti d’extrême droite qui aujourd’hui donne le « la » dans le champ politique.