Pour sortir les yeux brillants des salles obscures, nous vous conseillons, cette semaine, des mélos à La Cinémathèque, la reprise restaurée d’Insiang, de Lino Brocka, étoile filante du cinéma philippin, la mécanique étourdissante du dernier film de Pascal Bonitzer, et une délicieuse et rafraîchissante adaptation de Jane Austen.

LA GRIFFE DU PASSÉ : « Tout de suite maintenant », de Pascal Bonitzer

TOUT DE SUITE MAINTENANT Bande Annonce (Drame - 2016)
Durée : 01:35

Jeune femme brillante, Nora Sator devient, en quelques jours, l’étoile ascendante de ce cabinet de conseil en fusions-acquisitions qui vient de l’embaucher. Elle a à peine 30 ans, elle est belle, impérieuse, interprétée avec une autorité souvent glaçante, à peine zébrée de failles vite colmatées, par la fille de l’auteur, Agathe Bonitzer – et bientôt riche et puissante. En lui faisant pénétrer les locaux noir et blanc de cette entreprise, Pascal Bonitzer la lance dans le labyrinthe immatériel des couloirs du temps. Le cabinet qui l’a embauchée est dirigé par Barsac (Lambert Wilson) et Prévôt-Parédès (Pascal Greggory), faux jumeaux que la réussite de leur entreprise a séparés, et qui reconnaissent tous deux en Nora la « fille d’étalingure ».

Dans ce code mystérieux, qui force la jeune femme, pour le déchiffrer, à se reporter à une époque qu’elle n’a pas connue, on reconnaît ce qui unit le cinéma de Pascal Bonitzer à celui de Jacques Rivette, dont il fut le coscénariste pendant deux décennies. Cette appellation étrange s’applique donc à son père, Serge (Jean-Pierre Bacri), mathématicien qui vit dans une souffrance permanente, dont il fait abondamment profiter tout son entourage. Pendant que Nora s’enfonce dans les rets d’une fusion-acquisition, tous les protagonistes mentant à qui mieux mieux, elle voit émerger la vérité de ses origines, la blessure qui a mutilé son père, cet absent omniprésent, le visage de ceux qui l’ont infligée.

Le plaisir très fort que procure la vision du film est dû à l’imbrication délicate de ces deux mouvements en une mécanique étourdissante, dont l’effet tient autant à la précision de la mise en scène qu’à l’exactitude de l’interprétation d’une multitude de personnages secondaires, par un casting éblouissant. Thomas Sotinel

Film français de Pascal Bonitzer, avec Agathe Bonitzer, Vincent Lacoste, Jean-Pierre Bacri, Isabelle Huppert, Lambert Wilson, Pascal Greggory (1 h 38).

DÉLICIEUSES MANIPULATRICES : « Love & Friendship », de Whit Stillman

LOVE & FRIENDSHIP Bande Annonce (Romance - 2016)
Durée : 01:47

Souvent reléguée au rayon des lectures évaporées pour jeunes femmes sentimentales, Jane Austen, qui manie délicieusement l’ironie et croque avec malice ses personnages, n’a pas la réputation d’être une méchante plume. C’est pourtant la lecture étonnante et rafraîchissante qu’en fait Whit Stillman, en adaptant non pas Love & Friendship, comme le titre le suggère, mais Lady Susan, une nouvelle épistolaire de jeunesse publiée à titre posthume. Situé dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle, entre élégantes maisons londoniennes et vastes propriétés rurales, Love & Friendship raconte l’histoire d’une jeune veuve désargentée, Lady Susan (Kate Beckinsale) belle, intelligente et sans scrupule, dont les manigances en vue de trouver de riches maris pour elle et pour sa fille inquiètent la bonne société anglaise autant qu’elle la fascinent.

Elle est épaulée par sa meilleure amie, Alicia (Chloë Sevigny), Américaine en exil dont le mari voit cette amitié d’un très mauvais œil, mais aussi dépourvue de scrupule que Susan lorsqu’il s’agit, dans son cas, de tromper l’ennui d’une vie confortable et comme il faut. Retrouvant le duo d’actrices des Derniers Jours du disco (1998), Whit Stillman transpose le texte épistolaire en scènes dialoguées superbement écrites, et jouées avec une délectation contagieuse. Très classique, jamais tape-à-l’œil, la mise en scène est avant tout pensée pour être le terreau fertile de cet exercice d’écriture et d’interprétation. Noémie Luciani

Film irlandais, français et néerlandais de Whit Stillman avec Kate Beckinsale, Chloë Sevigny, Tom Bennett, Stephen Fry, Xavier Samuel, Morfydd Clark (1 h 32).

UNE ROSE VENIMEUSE SUR LE FUMIER DE MANILLE : « Insiang », de Lino Brocka

INSIANG de Lino Brocka : bande-annonce 2016
Durée : 01:18

La sortie d’une version d’Insiang (1976), restaurée par la Cineteca de Bologne, est un événement qui permet enfin aux nouvelles générations de découvrir le travail du grand Lino Brocka, étoile filante du théâtre et du cinéma philippins, et l’un de ses principaux héros, en ceci qu’il s’est opposé courageusement, à travers ses œuvres, à la loi martiale de Ferdinand Marcos.

Né en 1939, mortellement fauché à 52 ans par une voiture, ce cinéaste, dont l’œuvre est restée indisponible pendant près de trente ans, a fait partie d’une génération de rénovateurs du cinéma philippin, ayant su conquérir leur indépendance à l’intérieur d’une économie de genre solidement constituée. Insiang, l’un de ses films les plus célèbres, se présente donc comme un mélodrame, dont la structure tragique et les torsions sadiques sont vouées à dénoncer en contrepoint la surpopulation de grandes métropoles comme Manille, où se déroule l’action, et la promiscuité des bidonvilles condamnant leurs habitants à s’entre-dévorer.

Insiang, c’est le prénom de l’héroïne, une jeune blanchisseuse (inoubliable et merveilleuse Hilda Koronel), qui vit chez sa mère, poissonnière irascible qui veille comme un dragon sur sa virginité, dans un cabanon où s’entasse aussi toute une belle-famille venue de la campagne. Tiraillée entre un intérieur et un extérieur qui l’emprisonnent tout autant, cernée par le désir féroce d’hommes désœuvrés, elle est une figure tragique, c’est-à-dire piégée (elle ne peut littéralement pas sortir), et doit trouver au sein même de la violence qu’on lui fait, des étreintes qui l’emportent, une arme à retourner contre sa condition.

Le film supplante magistralement le misérabilisme par la vigueur de son exploration sociale, rebondissant de personnage en personnage, à travers un portrait proliférant du bidonville, de ses figures, de ses lieux stratégiques (échoppes, cinémas, salles de jeu, etc.). Il frappe notamment par son usage de la couleur – la vivacité polychrome des vêtements perçant la grisaille des faubourgs, ou la virulence maladive de certains éclairages, témoins d’une profonde fermentation du désir (les dominantes rouges ou glauques dans ces chambres, où les hommes profitent d’Insiang). Mathieu Macheret

Film philippin de Lino Brocka (1976) avec Hilda Koronel, Mona Lisa, Ruel Vernal, Rez Cortez, Marlon Ramirez (1 h 35).

POUR PLEURER DES RIVIÈRES : « Le Mélodrame français », à La Cinémathèque française

Le nouveau cycle qui s’est ouvert jeudi à La Cinémathèque française ne pourrait mieux s’accorder à l’atmosphère moite et un peu frisquette de ce début d’été pluvieux. En cinquante films, « Le Mélodrame français » offre la promesse de se réchauffer, à la douceur de nos larmes, devant des histoires de passions sacrifiées sur l’autel des conventions sociales, d’amours impossibles empêchées par les différences d’âge ou de classe sociale, de sentiments exacerbés par la violence de l’histoire ou la fatalité…

Intriguant, tant le cinéma français, dominé par une tradition naturaliste, a toujours entretenu un rapport un peu contrarié aux genres en général, et à celui-ci en particulier, cet intitulé est le prétexte à une relecture anamorphosée de son histoire, depuis l’époque, très faste pour le mélo, du muet, jusqu’aux grands maîtres contemporains que sont Paul Vecchiali ou Jean-Claude Brisseau.

Mais c’est moins la qualité de la mise en scène que la magie des interprètes qui fait le sel de ce cycle, que l’on peut aussi bien envisager comme une généalogie des acteurs français. Magnifiés par des gros plans qui viennent cueillir la douleur, la tristesse, le désespoir à même leur peau, Jean Gabin, Michèle Morgan, Edwige Feuillère, Marguerite Moreno, Catherine Deneuve, Fanny Ardant, Gérard Depardieu et bien d’autres y figurent dans certains des rôles les plus bouleversants de leur carrière.

Jamais Fernandel n’aura été si émouvant que dans Angèle, de Marcel Pagnol (1934). Jamais Sabine Azéma n’aura semblé plus troublante que dans le pourtant très théorique Mélo, d’Alain Resnais. Aussi académique soit Dernier amour, de Jean Strelli, le plaisir qu’y provoque l’apparition de Jeanne Moreau à 21 ans, dans son premier rôle au cinéma, est unique. Comme est unique la jeune Vanessa Paradis dans Noce Blanche. Diamant à la blancheur diaphane, elle détenait cette chose secrète que voulait exalter Jean-Claude Brisseau, cette émotion brute sans laquelle son film n’aurait rien été. Car le mélo est avant tout un art vampire. Isabelle Regnier

Du 15 juin au 31 juillet, à La Cinémathèque Française, 51, rue de Bercy, Paris 13e. Renseignements : 01-71-19-33-33. www.cinematheque.fr