« Le futur doit gagner du poids politique »
« Le futur doit gagner du poids politique »
Par Daniel Innerarity (Professeur de philosophie politique à l’université du Pays Basque, Espagne)
La principale urgence des démocraties contemporaines n’est pas d’accélérer les processus sociaux. Prendre le futur au sérieux exige d’abord que l’on introduise le long terme dans les considérations stratégiques et les décisions politiques, explique le professeur de philosophie politique Daniel Innerarity.
« Configurer une sorte de responsabilité concernant le futur est une tâche pour laquelle la politique est fondamentale » (Photo: discours de François Hollande sur la Nouvelle France industrielle, à l’Elysée, le 23 mai). | FRANCOIS MORI / AFP
Par Daniel Innerarity, professeur de philosophie politique à l’université du Pays Basque (Espagne)
Nous, êtres humains, devons avoir une relation avec notre futur si nous voulons réaliser des opérations qui aillent au-delà du moment présent. Cela vaut également pour les sociétés, qui doivent maintenir un rapport intelligent avec leur futur. Les difficultés actuelles de la société au moment de se penser en termes de finalité et de promesse collectives mettent précisément en évidence le fait que le futur n’est pas bien traité.
Mais si la politique a une quelconque justification qui la distingue de la simple gestion, c’est parce qu’elle tente de gouverner ce futur moins visible mais non moins réel et dans lequel se joue le plus important.
Le triomphe de l’insignifiance
La difficulté qu’il y a à avoir des relations avec son propre futur est l’une des causes qui expliquent le triomphe de l’insignifiance dans les actuelles démocraties médiatiques, notre distraction insistante à l’égard du court terme. La principale urgence des démocraties contemporaines n’est pas d’accélérer les processus sociaux mais de récupérer l’avenir. Il faut parvenir à situer de nouveau le futur dans un lieu privilégié de l’agenda des sociétés démocratiques. Le futur doit gagner du poids politique.
Configurer une sorte de responsabilité concernant le futur est une tâche pour laquelle la politique est fondamentale. Le problème réside dans le fait que le futur est politiquement faible, puisqu’il ne compte pas d’avocats puissants dans le présent, et ce sont les institutions qui doivent le faire valoir. Les sociétés contemporaines ont une énorme capacité à produire des futurs, c’est-à-dire de les conditionner ou de les rendre possibles.
Par contraste, la connaissance de ces futurs est très limitée. La portée potentielle de ses actions et les effets de ses décisions sont difficilement anticipables. Comme le futur ne peut être connu, la responsabilité reste normalement en dehors de toute considération. Mais la difficulté qu’il y a à connaître la répercussion réelle de nos actions dans le futur ne nous dispense pas de faire l’effort de les pondérer dans une perspective temporelle plus ample.
Aller au-delà de la logique du court terme
Une première exigence de responsabilité à l’égard du futur consiste à aller au-delà de la logique du court terme. Prendre le futur au sérieux exige d’abord que l’on introduise le long terme dans les considérations stratégiques et les décisions politiques. Il y a des biens communs qui ne peuvent s’assurer qu’en articulant des moyens immédiats avec le long terme : l’environnement, la paix, la stabilité institutionnelle, la durabilité en général… Sa gestion requiert des changements au niveau individuel, collectif et institutionnel pour inclure dans nos considérations et nos pratiques une perspective temporelle plus large.
Des utopies pour l’action publique
L’Institut de la gestion publique et du développement économique (IGPDE), chargé de la formation continue des agents de l’administration de l’économie et des finances, organise mercredi 25 mai les 15e Rencontres internationales de la gestion publique à Bercy, sur le thème des « utopies pour l’action publique ».
Au programme, des conférences du sociologue Bruno Latour et des philosophes Michel Serres et Daniel Innerarity, et deux tables rondes :
– « L’Etat face à sa modernité », avec Marc Abélès (EHESS), Isabelle Bruno (Lille-II), Dominique Cardon (Orange Labs), Maja Fjaestad (secrétaire d’Etat auprès de la ministre chargée « du futur »), David Graeber (London School of Economics) ;
– « Des utopies en devenir », avec Frédérique Aït-Touati (EHESS), Laurent Ledoux (ministère belge des transports), Zak Allal (Université de la singularité, Google et NASA), Michel Lallement (CNAM), Audrey Tang (hacktiviste, Taïwan).
Renseignements: www.economie.gouv.fr/igpde-seminaires-conferences/rigp-2016
« Le Monde » publie sur son site Internet plusieurs textes des contributeurs de cette journée.
Le futur s’est converti en un problème dans les sociétés contemporaines, peut-être notre plus grand problème, mais peut-être aussi la voie d’une solution pour procéder à une réforme de la politique. Notre plus grand défi consiste à repenser et à articuler dans la pratique la relation entre action, connaissance et responsabilité. Et il se peut qu’une réintégration du futur dans l’activité politique soit un élément de transformation et d’innovation de la vie démocratique.
Quand il s’agit de réformes politiques, leur seule justification est d’aller au-delà des intérêts des privilégiés actuels et de se demander s’ils ouvrent effectivement des opportunités pour ceux qui ne sont pas puissants dans le présent – comme les chômeurs et les jeunes – mais auxquels le futur appartient aussi.
Daniel Innerarity est l’auteur de « La démocratie sans l’État. Essai sur le gouvernement des sociétés complexes » (Flammarion/Climats, 2006), « Le Futur et ses ennemis. Essai sur le gouvernement des sociétés complexes » (Flammarion/Climats 2008), « Gouvernance mondiale et risques globaux » (avec Javier Solana et Serge Champeau, Presses de Sciences Po, Bordeaux 2013) et « Démocratie et société de la connaissance » (Presses Universitaires de Grenoble, 2015).