Alain Prochiantz, chercheur en neurobiologie, professeur et administrateur du Collège de France, à Paris, le 9 juin. | Aï Barreyre pour "Le Monde"

Par Alain Prochiantz

Pour ne pas décrocher durablement en matière de recherche et d’innovation, en particulier vis-à-vis de l’Allemagne, il faut 12 milliards d’investissement supplémentaires par an pour le privé et 4 pour le public. Et ce uniquement pour atteindre l’objectif que les pays européens se sont fixé à Lisbonne, en 2000. L’Allemagne, qui était au même niveau que nous en 2000, a atteint cet objectif. Que la France, 6e puissance économique mondiale, s’affirme incapable de trouver 4 milliards pour sa recherche publique et 12 milliards pour l’innovation n’est pas crédible. C’est un choix politique, celui de renoncer ou non à un futur technologique. Au cas où, on pourra toujours se spécialiser dans les parcs de loisirs.

Le manque d’investissement en recherche et développement (R&D) explique en partie les 750 000 emplois industriels perdus en dix ans. L’Etat aide, pourtant. Entre le crédit impôt recherche et les différents outils fiscaux, près de 9 milliards vont chaque année dans l’aide à l’innovation, alors que celle-ci augmente moins que la moyenne européenne. Elle aurait même diminué de 1,5 % depuis 2014, contre une augmentation moyenne de 6 % en Europe. On doit applaudir quand des entreprises utilisent ces aides pour investir dans l’innovation, mais ne pas accepter que d’autres la considèrent comme un simple avantage fiscal. Avec un tel bilan, la nation a un droit d’inventaire sur une aide passée en quinze ans de 3,5 milliards à 8,7 milliards d’euros. Seuls la Corée et la Canada subventionnent plus. On devrait pouvoir récupérer 2 milliards pour la recherche publique.

Un moteur essentiel

Les innovations de rupture naissent de recherches souvent fondamentales et menées sur le long terme. La recherche publique est donc un moteur essentiel. Sans elle, moins de connaissances, moins de brevets, moins de start-up, moins de compétitivité économique. Hélas, les gouvernements, de toutes couleurs politiques, pensent trop souvent que les chercheurs feraient mieux de s’occuper de recherche appliquée. Et, en asséchant la recherche publique, on espère sans doute les y contraindre.

Les crédits de l’Agence nationale de la recherche (ANR) sont passés de 857 millions à 520 millions au début du quinquennat avec, en plus et dans cette même logique, un ciblage vers les projets sociétaux. Conséquence ? Une catastrophe pour les équipes de recherche.

Il est urgent de remonter ces crédits à 1 milliard. Les Allemands mettent, eux, 2 milliards dans la DFG, structure équivalente à l’ANR. Il semble que certains croient qu’un projet de recherche fondamentale est un truc de savants Cosinus qui font n’importe quoi. Non, c’est simplement un projet inscrit dans la durée et qui ne change pas tous les trois ans en fonction d’un nouvel objectif sociétal. La recherche fondamentale demande du temps et de la liberté.

Cercle vicieux

Les carrières de la recherche ne sont plus attractives et nous risquons de perdre une génération. A 23 ou 24 ans, en sortant d’une grande école ou d’une faculté, le choix se pose souvent entre une bonne perspective de carrière, sans passer par la case recherche, et le risque de la recherche, ce qui veut dire préparer un doctorat. Avec, dans le public, la perspective pour les plus doués, ou les plus chanceux, de toucher 2 500 euros net après plus de dix ans de travail intensif et précaire. A 35 ans, âge où l’on s’installe dans la vie, c’est scandaleusement insuffisant et injuste par rapport au niveau de compétences. Quant au privé, les docteurs ne sont pas assez sa priorité. En France, le doctorat n’est pas suffisamment reconnu par une industrie qui privilégie les profils financiers ou administratifs, voire les étudiants qui sortent directement d’une grande école, souvent par réflexe de caste. Cercle vicieux, la faiblesse de l’investissement dans l’innovation nuit à l’embauche des doctorants, ce qui amenuise la capacité d’innovation, en même temps que cela prive de débouchés les docteurs formés par la recherche publique.
Pour briser ce cercle, il faut admettre que l’investissement dans la recherche fondamentale va de pair avec celui dans l’innovation. Les industriels, des gens avisés, investissent quand ils trouvent l’environnement de recherche de haut niveau dont ils ont besoin. Une industrie ne s’installe pas à Boston à cause du faible coût de la main-d’œuvre, mais pour la qualité de l’environnement scientifique. La politique des vases communicants qui consiste à croire qu’en bridant la recherche fondamentale on va stimuler la recherche appliquée est une politique perdant-perdant. C’est l’inverse qui est vrai, les deux secteurs doivent se développer de concert, ce qui permet les passages de l’un à l’autre, au bénéfice des deux.
Notre pays est encore dans le peloton de tête des grandes nations scientifiques grâce à sa très forte tradition de recherche. Si le différentiel de financement de la recherche fondamentale avec celui des autres grands pays industriels n’est pas rapidement comblé, il est à craindre que l’attractivité de la recherche publique continue de se dégrader et que cette culture ne soit pas transmise à la génération qui vient. Le risque est que notre pays décroche irréversiblement. Ce sera une catastrophe intellectuelle et économique.

Alain Prochiantz est chercheur en neurobiologie et professeur au Collège de France. Il en est également l’administrateur depuis septembre 2015.


Cet article fait partie d’un supplément réalisé en partenariat avec le Conseil économique, social et environnemental (CESE).