On a testé : « Doom », le jeu de tir qui fait se sentir vieux
On a testé : « Doom », le jeu de tir qui fait se sentir vieux
Par William Audureau
Il fut un défouloir mythique des années 1990. Deux décennies plus tard, défourailler du démon réveille des souvenirs oubliés.
« Tiens, prends ça, fumier de démon ! Un chargeur dans ton plastron, un bras en moins et ta tronche de steack haché dans la lave, ça t’apprendra à te téléporter dans mon dos, malotru ! Oh, et toi, tu veux quoi, là, avec ton faciès de carpaccio et ta sulfateuse de supermarché ? Tu veux tâter de ma tronçonneuse ? Ben viens, approche, approche ! T’attends quoi, tu veux que je te paraphe la tête au shotgun ou t’es calmé ? »
Une heure de Doom fait à peu près le même effet que le périphérique parisien : il met dans un état de « légère » agressivité. La mauvaise nouvelle pour la voie publique est que vous êtes armé, même très lourdement, et en plombières futuristes, dévastatrices qui plus est. La bonne est que, en guise d’automobilistes, vous n’aurez autour de vous que de rougeauds démons martiens, qui, tout satanistes qu’ils soient, ont bien compris leur vocation profonde de chair à canon. En outre, vous êtes dans un jeu vidéo qui se déroule sur Mars : personne ne vous entendra jurer comme le capitaine Haddock à tue-tête pendant que vous videz vos chargeurs sur la crème de la crème des monstres.
DOOM 2016 Gameplay 1
Durée : 07:57
Franchise mythique et controversée
Doom, c’est le retour d’une des franchises les plus mythiques et les plus controversées de l’histoire du jeu vidéo. Née en 1993 sur PC, elle a codifié le genre du jeu de tir, à tel point que celui-ci s’est longtemps appelé « Doom-like » (« comme Doom »), avant qu’Electronic Arts et Activision ne prennent l’initiative de remplacer les traditionnels monstres démoniaques par des terroristes, pensant que ce serait sûrement plus drôle. À l’époque, c’est pourtant bien Doom qui avait provoqué la polémique, suscitant l’un des plus importants débats sur la violence dans les jeux vidéo (on attend toujours celle sur la violence induite par le périphérique).
En matière de jeu vidéo pur, dire que Doom a presque tout inventé ne serait pas totalement abusif : un an après son prédécesseur, Wolfenstein 3D, il popularise le format du jeu de tir à haute fréquence en vue subjective, avec créatures de pixels visqueuses et agressives, structure labyrinthique remplie de portes condamnées et de clés de couleur à trouver, trousses à pharmacie de bon aloi, et surtout, un sympathique attirail de survie : fusil à pompe, lance-roquettes, mitrailleuse, etc. Toute une génération a grandi avec lui, et en garde des souvenirs émus. Hier encore, il y a vingt ans, elle gaspillait son temps rivée à son PC, ignorant la télé, et la voix à peine mature, précédait de Doom toute conversation.
Réalisme et défouloir pur
« Doom » renvoie même à une jouissance primaire du massacre de pixels, que les jeux modernes avaient presque oublié. | Bethesda
Vingt-trois ans plus tard, Doom arbore désormais la robe d’un jeu de 2016 ; ses mondes sont hypertravaillés, son ambiance fouillée, et ses effets de lumière et de particules trahissent à chaque instant son budget incomparable avec le titre d’origine. Même son urbanisme s’est réinventé, avec ses constructions complexes, ses lignes de tir obliques, ses arènes à multiples niveaux, rompant avec les labyrinthes horizontaux du titre original. Pourtant, les sensations, le plaisir même du défourraillage de satanistes bipèdes n’a guère évolué – il renvoie même à une jouissance primaire du massacre de pixels, que les jeux modernes avaient presque oublié.
Ici, le mot « art » est tabou. Personne n’ira déclamer la puissance évocatrice du média vidéoludique. Non, Doom fait « boum », et plutôt deux fois qu’une. Il est une éclaboussure, un refrain, une rengaine entêtante. On y court, trucide, saute, défonce, re-court, dégomme, tantôt trépasse, dans un flux continu de têtes mutantes explosées. Il est au jeu vidéo ce que le whisky-coca est à l’œnologie, l’ivresse pour pas cher, sans faire danser les papilles ni décoller les sens. Summum de la stimulation intellectuelle : parfois, on reste perdu ne sachant où aller, les yeux cherchant une porte, dont la clé bleue est cachée.
Mais c’était hier ! Evidemment, le graphisme de 1993 a un peu évolué… | ID Software
Surcadencé, sanglant et rétinien, Doom fait d’abord l’effet de replonger dans ces ivresses bas de gamme que l’on s’autorisait plus jeune : il tape à la tête. Difficile, au début, de replonger dans le rythme psychédélique des tirs de fusil à pompe à la chaîne. Mais petit à petit, on finit par se prendre au jeu. Ce n’est pas que Doom abrutit, non, c’est qu’on a un peu vieilli ; et que pour l’apprécier, il faut le déguster à la bonne heure. Par exemple à 21 heures, après une journée de travail harassante. Doom, c’est comme du Nine Inch Nails à fond dans les oreilles après une réunion de deux heures avec un supérieur insupportable : un moment de décompression.
Puissance de la vieillesse
Aujourd’hui, « Doom » est la combinaison de deux décennies de jeux de tir. | Bethesda
Finalement, en vingt ans, qu’est-ce qui a changé ? Peu de choses : on connaissait déjà le mot cathartique, on a juste appris à l’orthographier correctement. On s’enfermait dans sa chambre pour jouer en cachette à l’insu de ses parents ; puissance de la vieillesse, c’est désormais nous qui avons le privilège de congédier junior dans sa chambrée pour exploser du démon tranquillement. Et soudain, dans ce renversement des rôles, dans ce retour à un plaisir régressif, dans cette adolescence convoquée à coups de shotgun, le doute s’instille : était-ce il y a si longtemps ? Etrange sensation, celle de jouer à un jeu de tir sanglant avec Hier encore, de Charles Aznavour, en boucle dans le crâne.
A chaque instant, chaque minute, le jeu de Bethesda laisse pourtant apercevoir au joueur de l’époque tous les emprunts aux vingt années qui ont suivi (Gears of War, Call of Duty). Doom n’est plus l’inventeur fou et provocateur du début des années 1990, il est la combinaison de deux décennies de jeux de tir, un jeu somme qui hésite à chaque instant entre la synthèse et la naphtaline. Mais dans un monde du jeu vidéo sous perfusion de Call of Duty et de ses scénarios devenus anxiogènes depuis cinq ans, le retour de bons vieux démons sataniques a quelque chose de salutaire. On en viendrait presque à regretter les quelques séquences de bavardage du jeu, inutiles tranches de couenne narrative.
En bref
C’est plutôt pour vous si
- Votre boss est un sale type
- Votre conjoint vous trompe
- Vous n’aimez pas les chiens
- Ni les chats
- Et en plus un pigeon vous a fait dessus ce matin
Ce n’est pas pour vous si
- Vous êtes allergiques au sang
- Et au métal
- Et aux démons satanistes
- Vous aimez d’amour le périphérique
On a aimé
- Les sensations des années 1990
- Catarressic… Cattarciq… Katharssiq… Bref, défoulant
- Bel hommage à la filière charcuterie
On n’a pas aimé
- Transforme la PlayStation en réacteur d’avion
- Rend vieux, même quand on était jeune avant.
La note de Pixels
Sept choucroutes de cerveau sur dix.