Et si Djokovic avait « tué » le tennis ?
Et si Djokovic avait « tué » le tennis ?
Par Elisabeth Pineau
Alors que débute Wimbledon, où il est double tenant du titre, la suprématie du numéro un mondial commence à lasser une partie des suiveurs du circuit.
« I am the king of graassssss ». Le 12 juillet 2015, Novak Djokovic a remporté son troisième titre à Wimbledon, aux dépens de Roger Federer. | GLYN KIRK / AFP
C’est une grogne sourde, une lassitude à la limite de l’écœurement, qui gagne progressivement une partie des suiveurs du circuit. Sur les réseaux sociaux et les forums spécialisés, les commentaires désabusés et autres soupirs d’agacement redoublent au point que certains menacent de zapper. Boycotter. Déserter. Voilà le mal qui les ronge : le tennis masculin serait devenu ennuyeux. Pire. Le tennis masculin serait devenu « chiant ».
Le mot est lâché. C’est Gilles Simon qui a osé le prononcer le premier dans les colonnes de L’Equipe le 23 janvier, preuve que le malaise ne se limite pas au téléspectateur planqué dans son canapé. « Les joueurs commencent à en avoir marre, c’est chiant. C’est un peu humiliant pour tout le monde. Le mec il est là, hop hop hop (…). C’est à nous de ne pas faire preuve de résignation. De lui dire : “Sache qu’à la seconde où tu baisses on sera là.” » Inutile de faire durer le suspense sur l’identité de l’enquiquineur car oui, c’est évidemment de Novak Djokovic qu’il est question.
Simon s’exprimait à la veille d’affronter le numéro un mondial en huitièmes de finale de l’Open d’Australie. Ce jour-là, le Français fut bien « là », entraînant le Serbe dans un match en cinq sets avant de rendre les armes (6-3, 6-7, 6-4, 4-6, 6-3 en 4 heures 32 minutes). Le Niçois laissait entendre qu’il disait tout haut ce que la majorité du vestiaire pense tout bas, sentant poindre un ras-le-bol contre l’invincibilité du numéro un mondial. Mais il ne misait pas sur une année 2016 aussi flamboyante que la précédente. « Je serais étonné qu’il refasse la même saison qu’en 2015, pariait Simon. Ça tourne, toujours. »
« Ça suffit »
Plus de cinq mois ont passé et, même si la saison est loin d’être finie, le constat est déprimant pour Simon et les autres : Djokovic est parti sur de meilleures bases qu’en 2015. Alors qu’il se pose en favori à Wimbledon (27 juin-10 juillet), talonné par son dauphin au classement, le Britannique Andy Murray, le numéro un mondial a signé depuis janvier une série de 44 victoires en 47 matchs et soulevé 6 trophées en 9 tournois – au même stade l’an passé, il affichait 5 titres, 41 victoires et 3 défaites.
Après son sixième sacre à Melbourne, le Serbe a survolé la tournée américaine sur dur avec un troisième doublé Indian Wells-Miami et, plus retentissant encore, a remporté son premier Roland-Garros le 5 juin, après lequel il courait depuis douze ans. Une victoire qui l’a vu rejoindre le cercle fermé des joueurs à avoir glané les quatre couronnes majeures, après Fred Perry, Donald Budge, Rod Laver, Roy Emerson, Andre Agassi, Roger Federer et Rafael Nadal.
Lui qui vient de réussir le Grand Chelem à cheval sur deux saisons peut même espérer le réaliser sur une année calendaire, s’il s’impose à Wimbledon le 10 juillet puis à l’US Open deux mois plus tard. « C’est impressionnant, il y a énormément de respect pour ce qu’il fait. Et c’est agaçant car nous aussi on aimerait prendre autant de plaisir que lui sur le terrain à soulever des trophées et à se régaler », résumait Jo-Wilfried Tsonga à Monte-Carlo en avril.
Mais pour l’impudent Simon, « il y a un temps d’admiration, qu’on a connu aussi avec Roger [Federer] et “Rafa” [Nadal], et un temps où ça suffit. Je me souviens que, quand Rafa breakait d’entrée sur terre battue, les mecs ne jouaient même plus. Ils faisaient n’importe quoi, mettaient que des brins. Et puis, à un moment, ça repasse en mode actif, les mecs se remettent à chercher les solutions ».
Sauf que la comparaison avec Nadal ne tient pas complètement. Même s’il est profondément inexact de le réduire à un terrien, l’Espagnol exerçait sa suprématie avant tout sur ocre, moins sur les autres surfaces (ce qui ne l’a pas empêché d’y briller). Et les critiques se focalisaient essentiellement sur l’insolente longévité de son règne à Roland-Garros.
Lassée, une partie du public ne souhaitait qu’une chose : le voir déchu. Il suffit pour s’en convaincre de revoir les images du Majorquin, vaincu pour la première fois Porte d’Auteuil par Robin Söderling en 2009 et l’hystérie des spectateurs durant le match. Mais son jeu tout en pugnacité irritait ses détracteurs autant qu’il séduisait ses thuriféraires.
Quant à Federer, lui aussi a dominé outrageusement le circuit plusieurs années consécutives : de 2004 à 2007, le Suisse n’a eu aucun rival crédible. Mais personne n’y trouvait à redire car la fluidité et l’élégance de son style inspiré ne suscitaient aucune exaspération ni saturation, au contraire.
Malgré une perfection dans quasiment tous les domaines, Djokovic, lui, reste aux yeux du grand public un monstre de froideur et de rigueur qui ne dégage aucun charisme. Les joueurs parlent volontiers du « plus bel athlète du monde » quand son jeu chirurgical provoque justement l’ennui chez la plupart des spectateurs.
Laver, Borg, McEnroe, Wilander ou Sampras ont également été au sommet pendant une période donnée. Sans que – hormis Lendl, soyons honnêtes – leur style soulève aussi peu l’enthousiasme.
Attente malsaine
Vainqueur à Stuttgart, où il a battu pour la deuxième fois de la saison Federer, et demi-finaliste à Halle, l’Autrichien Dominic Thiem a prouvé qu’il avait la main verte (ici durant son match contre Gabashvili à Halle, le 16 juin). | CARMEN JASPERSEN / AFP
De cette frustration est née une attente quasi malsaine : espérer que survienne cette saison chez Djokovic une grosse perte de confiance ou, pire, un coup dur physique : « Il peut toujours y avoir une mauvaise défaite, une petite blessure… », imaginait Gilles Simon fin janvier.
A Roland-Garros, où il a décroché son douzième titre en Grand Chelem, rien n’est venu le perturber dans sa quête, répétant, devant les médias, que sa soif de victoires était loin d’être rassasiée. La question n’est plus de savoir s’il parviendra à égaler le record de Pete Sampras et Rafael Nadal (14 tournois du Grand Chelem) mais quand. Celui de Federer (17) paraît, lui, encore un peu loin.
Beaucoup attendent avec impatience l’avènement d’un nouveau cador. Depuis qu’on les a annoncés comme de potentiels trouble-fête, les Raonic, Nishikori et Dimitrov ont plutôt tendance à plafonner…
Quant à la relève, elle a encore tout à prouver. L’Australien Kyrgios ? L’Allemand Zverev ? L’Autrichien Thiem ? Ce dernier, demi-finaliste à Roland-Garros – à la faveur certes d’un tableau dégagé par des forfaits en série – est probablement le plus prometteur parmi les jeunes du circuit pour se hisser à nouveau dans le dernier carré. Pourquoi pas dès Wimbledon. Vainqueur à Stuttgart, où il a battu pour la deuxième fois de la saison Federer, et demi-finaliste à Halle, il a prouvé qu’il avait aussi la main verte.
Avant de déserter, les plus optimistes des suiveurs du circuit veulent croire à une 18e consécration de Federer en Grand Chelem, un sursaut de Nadal entre deux blessures, et quelques éclats d’un épouvantail pour sortir le tennis de sa torpeur.