Michel et Augustin au-delà du « fun »
Michel et Augustin au-delà du « fun »
Par Benjamin Taupin (Maître de conférences au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam)
Les « trublions du goût » ont encore défrayé la chronique en mettant en scène leur négociation commerciale avec le PDG de Starbucks. Benjamin Taupin, qui enseigne la théorie des organisations, décrypte le management réel derrière le « fun » d’une entreprise décalée.
Les dirigeants de Michel et Augustin, Michel de Rovira et Augustin Paluel-Marmont, au siège de l'entreprise, "la Bananeraie", à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), en octobre 2013. | ERIC PIERMONT / AFP
L’essor de la marque française de produits alimentaires Michel et Augustin tranche avec la morosité actuelle de la conjoncture économique de son secteur, comme le montre à nouveau le « succès » de l’entreprise, qui a spectaculairement décroché le statut de fournisseur de la chaîne Starbucks. Il n’en faut pas davantage pour que de nombreuses analyses érigent l’entreprise en modèle des bonnes pratiques à adopter en management.
Quel est ce modèle ? La firme, célèbre pour ses petites bouteilles de yaourt liquide appelées « Vache à boire », entend aligner la gestion de son organisation sur le credo de la marque : brillant, malin, sympathique, passionné, enthousiaste. L’entreprise des « trublions du goût » mise en réalité sur une implication toujours plus grande de ses salariés sous couvert d’une culture d’entreprise « fun » qui se veut humaniste.
Un article de la revue Personnel loue ainsi l’efficacité de la politique de ressources humaines de Michel et Augustin (« Michel et Augustin : de l’efficacité d’une stratégie RH », Michel Barabel et Olivier Meier, Personnel, revue de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines, n° 556, février 2015). L’article expose la manière dont, à La Bananeraie (le siège de l’entreprise), les « trublions » (les employés) sont recrutés par un processus que l’on appelle de préférence « une rencontre ». Afin de jauger si la motivation du candidat est suffisante pour rejoindre « l’Aventure », « sa gourmandise et son amour des produits sont des points-clés ». Tout est bon pour se démarquer des autres candidats – l’article relève qu’« une fille s’est fait livrer dans un colis DHL » ou qu’« un candidat est arrivé avec un gros bloc de béton sur lequel était marqué : “CV en béton” ».
Sous les atours séduisants de pratiques transgressives et décalées se dévoile une nouvelle mode managériale qui promeut l’intensification du travail des salariés. Dans une interview au Monde.fr, Augustin Paluel-Marmont, codirigeant et fondateur de l’entreprise, ne s’en cache pas (« En management, la sympathie et l’exigence ne sont pas incompatibles », (Le 13 juillet 2013). Il déclare ne pas croire « à la théorie (sic) “j’ai ma vie au boulot, j’ai ma vie chez moi” », puisque Michel et Augustin « c’est plus qu’une entreprise, cela doit être une partie forte de notre vie ». L’engagement du salarié est absolu et l’effacement de la frontière entre vie privée et travail, on l’aura compris, bénéficie à l’entreprise qui obtient toujours plus de ses salariés.
Cette novlangue fantaisiste, qui refuse de parler de recrutement pour privilégier « une rencontre pour savoir si l’on va faire un bout de chemin ensemble », donne à voir une nouvelle évolution de l’organisation du travail dans les entreprises. A la fin des années 1990, les sociologues Luc Boltanski et Eve Chiapello ont décrit un « nouvel esprit du capitalisme » par lequel la critique soixante-huitarde, qualifiée de critique artiste, était récupérée dans le système productif grâce à la mise en place d’une gestion par projets dans les entreprises (Le Nouvel Esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Eve Chiapello, Gallimard, 1999). Les pratiques de management de Michel et Augustin témoignent, une nouvelle fois, de la plasticité de l’entreprise capitaliste dans sa capacité à éliminer le registre du professionnel dans les relations de travail. Cette approche de l’organisation fait directement écho à la « révolution humaniste » menée par les managers et décrite dans le dernier ouvrage de la sociologue Danièle Linhart. Le changement s’opère par l’intermédiaire d’une nouvelle mode managériale qui prône la considération de l’humain chez le salarié à travers l’intégration de son vécu, de son imagination et de ses émotions. Danièle Linhart montre que l’engagement total des individus obtenu par ce biais, couplé à la conduite d’évaluations individuelles propices à la concurrence entre salariés, conduit paradoxalement à des effets déshumanisants qui se traduisent par plus de stress et de tensions au travail (La Comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la surhumanisation managériale, Danièle Linhart, Paris, Erès, coll. « Sociologie clinique », 2015).
Ainsi le nouveau management « humaniste » pose-t-il la question de la validité de la séduisante promesse qui est faite au salarié, celle d’un supposé épanouissement dans l’entreprise qui s’opposerait à l’aliénation engendrée dans le passé par l’application des principes organisationnels développés par Taylor et Ford. L’autonomie, la passion et le second degré sont, en effet, bien souvent mis à profit, avec un succès qui ne se dément pas, principalement pour augmenter l’engagement personnel au service de la productivité de l’entreprise. La revue de l’Association nationale des DRH relève que, chez Michel et Augustin, les adresses mail des candidats sont créées et envoyées un mois avant l’arrivée du salarié afin, selon l’entreprise, que ce dernier « ne [perçoive] pas de rupture quand il se présente à l’entreprise le premier jour ». Du point de vue de la rentabilité de l’entreprise, on comprend bien l’intérêt qu’il y a à promouvoir, en direction des salariés, ce « bon esprit ».