Un drapeau anglais flotte au dessus d’une tente d’un camp de migrants de Calais, le 24 juin. | PASCAL ROSSIGNOL / REUTERS

Revoilà les accords du Touquet sur la sellette. A peine le score du « Brexit » connu, vendredi 24 juin, (51,9 % des Britanniques se sont prononcés en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne), le président des Hauts-de-France, Xavier Bertrand, donne le ton avec un tweet : « Je demande au gouvernement français de renégocier les accords du Touquet. »

Toujours sur Twitter, la maire de Calais, Natacha Bouchart, relativise dans la foulée, estimant qu’« il est trop tôt pour se prononcer tant que les modalités de sortie ne seront pas connues ».

Le Brexit changera-t-il le sort des milliers de migrants coincés à Calais face à une frontière qui n’est plus au milieu du Channel, mais sur le territoire français ? Une somme d’accords successifs a fait de la France l’empêcheur d’entrer en Grande-Bretagne. C’est sur notre territoire qu’ont lieu les contrôles, et si un migrant passe les premiers filtres et est arrêté à l’arrivée, l’Angleterre peut le renvoyer de l’autre côté de la Manche, après un simple appel téléphonique. Tout cela est inscrit dans une série de textes rassemblés sous le nom générique des « accords du Touquet ».

  • Les accords du Touquet, une décision court-termiste

Ces textes ont été signés par Nicolas Sarkozy à l’aube des années 2000. A l’époque, le ministre de l’intérieur est prêt à tout pour fermer Sangatte, le centre d’accueil pour migrants du Calaisis, qui déborde largement. « A peine arrivé Place Beauvau, Nicolas Sarkozy se rend à Londres. Ce sera sa première visite officielle à l’étranger, rappelle Pierre Henry, directeur de France Terre d’Asile. Sangatte, ouvert trois ans plus tôt par le gouvernement de Lionel Jospin, fermera le 30 décembre 2002, grâce à la promesse britannique de prendre mille Kurdes irakiens. La classe politique française applaudit des deux mains à cet acte d’autorité, sans mesurer que quand la France fait une analyse de court terme permettant à Nicolas Sarkozy de poser devant les bulldozers qui rasent le camp, les Britanniques, eux, voient beaucoup plus loin. »

« M. Sarkozy a été très malin car il a su transformer ce qui était un renoncement à notre souveraineté en un acte fort de lutte contre l’immigration », insiste Olivier Cahn, un juriste spécialiste des accords franco-britanniques. En effet, pour obtenir cette très médiatique fermeture de Sangatte, le ministre de l’intérieur d’alors a beaucoup concédé.

En fait, ces accords permettent aux Britanniques de seconder la France sur son territoire. « C’est un véritable affront pour la police française que les Anglais soient à leurs côtés, ou recontrôlent après, comme si les Français n’étaient pas capables de faire leur travail », observe le professeur de droit, à qui il n’a pas échappé que l’actuel ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, a signé à l’été 2014 de nouveaux « arrangements » avec son homologue Theresa May, renforçant encore cette « collaboration » en terre française. Or, un traité et son cortège d’arrangements, restent toujours d’une extrême opacité. Ce type d’accord « a l’avantage de n’être pas intégré dans les ordres juridiques nationaux et ne peut donc pas être invoqué devant les tribunaux », rappelle le juriste. Ce qui en limite la contestation…

  • Peuvent-ils être dénoncés ?

Reste la possible dénonciation. En finir avec les accords du Touquet reste possible du point de vue du droit, puisque « le texte de l’accord prévoit une clause de dénonciation », précise M. Cahn. « Mais en fait, vu l’imbroglio juridique, il faudrait aussi dénoncer le protocole de Sangatte qui est adossé à l’accord de Canterbury. Or rien n’est prévu dans l’accord de Canterbury qui permette de le dénoncer », ajoute celui qui a passé des années à analyser l’imbroglio des accords bilatéraux entre la France et son voisin insulaire.

Tout commence en 1986 avec la signature d’une sorte d’accord cadre avec la Grande-Bretagne. « Les accords de Canterbury sont les premiers à poser le principe d’une frontière terrestre entre les deux Etats, en prévision de l’ouverture du tunnel sous la Manche [qui aura lieu en 1994]. Ensuite sous le gouvernement d’Edith Cresson, en 1991, on y ajoute le protocole de Sangatte suivi d’un protocole additionnel qui autorise la police britannique à venir faire ses contrôles en France. Y compris au cœur de Paris, dans la Gare du Nord, avec l’Eurostar, avec l’inconvénient qu’un Français souhaitant aller à Lille en Eurostar peut se voir interdire l’accès du train s’il n’a pas les papiers requis pour entrer en Grande-Bretagne », rappelle Olivier Cahn.

A cette série d’accord est venu s’ajouter le « gentleman’s agreement » de 1995. « C’est le vrai moment de basculement de l’autorité française. C’est là que tout se fige puisqu’on accepte de reprendre tous les migrants que les autorités britanniques interceptent à l’entrée, alors que selon le droit international, ils devraient pouvoir déposer une demande d’asile en Grande-Bretagne », rappelle le juriste. A compter de cette date, la France est piégée. L’effet se mesure directement dans le nombre de demandeurs d’asile enregistrés en Grande-Bretagne : en 2015, ils étaient 32 275, soit deux fois moins qu’en France.

  • Que se passera-t-il demain ?

A l’heure actuelle, le ministère de l’intérieur fait savoir que sa position ne change pas sur les accords du Touquet. Ils doivent demeurer tels quels. Bernard Cazeneuve a maintes fois exprimé son statu quo sur le sujet. En mars dernier, il rappelait encore que « ce qu’a fait Nicolas Sarkozy avec les accords du Touquet, dans la philosophie de ces accords, était ce qu’il fallait faire ». Les renégocier aurait pour conséquences, à ses yeux, d’« envoyer des signaux qui ruineront ce que nous faisons en France », estimait-il encore le 14 mars.

Maître de conférences en droit public à l’université de Paris Ouest-Nanterre, Serge Slama n’imagine pas vraiment non plus que l’heure est à la dénonciation de cet accord, « parce que cela ne serait pas cohérent avec la politique menée aujourd’hui par le ministère de l’intérieur, qui consiste à dissuader les migrants d’aller vers le Calaisis ».

Pour le juriste, une incertitude plane tout de même sur l’application des accords de Dublin. Aujourd’hui la Grande-Bretagne est signataire de cet accord qui veut qu’un migrant puisse être renvoyé vers le premier pays qu’il a foulé en Europe et, à défaut, dans le pays d’où il arrive. « A l’heure actuelle, au nom de ce règlement, elle renvoie plus de migrants qu’elle n’en reçoit… Mais rien ne dit qu’elle restera signataire demain », commente le juriste, puisque la participation à ce règlement est indépendante d’une adhésion à l’UE.

Observateur des politiques migratoires depuis son poste de directeur de France Terre d’Asile, Pierre Henry estime, lui aussi, que le sort des migrants bloqués face au Channel ne changera pas à court terme avec le Brexit. Et pas non plus à moyen terme, car ces accords sur le contrôle de la frontière ne sont qu’un maillon dans des relations bilatérales où les intérêts économiques pèsent de tout leur poids.

« En 2014, la Grande-Bretagne est depuis neuf ans, invariablement notre premier excédent commercial bilatéral, avec dix milliards euros biens et trois milliards d’euros services. 380 000 Français travaillent en Grande-Bretagne. Au vu de ces chiffres, je me demande simplement s’il n’y a pas là quelques raisons qui feraient passer la question des droits de l’homme en second lieu », remarque Pierre Henry.

Ces regards de spécialistes, risquent de ne pas empêcher un emballement politique sur le sujet du Touquet, déjà à fleur de discours. Faut-il rappeler que le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, l’avait déjà abordé le 3 mars dans un entretien au Financial Times. « Le jour où cette relation sera rompue, a-t-il répondu, en parlant du Brexit, les migrants ne seront plus à Calais. » Sa voix rejoint un chœur transpolitique qui compte des gens aussi divers qu’Alain Juppé, Xavier Bertrand, Frédéric Cuvillier, ou François Bayrou.