Procès Hissène Habré : la France doit tirer les leçons du passé
Procès Hissène Habré : la France doit tirer les leçons du passé
Par Bénédicte Jeannerod, Henri Thulliez
Pour les chercheurs de Human Rights Watch, sans qui le procès Habré n’aurait pas eu lieu, Paris devrait faire toute la lumière sur de possibles complicités avec le régime.
Des femmes brandissant des portraits à l'effigie de l’ex-président tchadien Hissene Habre, le 20 août 1983, à N'Djamena. | JOEL ROBINE / AFP
Le 30 mai à Dakar, au terme d’un procès historique, Hissène Habré, président du Tchad de 1982 à 1990, a été condamné à la prison à perpétuité pour crimes contre l’humanité, torture, crimes de guerre et viols par les Chambres africaines extraordinaires, tribunal spécial créé par le Sénégal et l’Union africaine (UA).
Avec ce procès, c’est la première fois que les juridictions d’un Etat ont jugé l’ancien président d’un autre Etat pour des violations massives des droits humains. C’est aussi la première fois que les juridictions nationales d’un pays d’Afrique, appuyées par l’UA et la communauté internationale, ont organisé un procès d’une telle envergure.
Aujourd’hui condamné par l’Afrique, Habré a longtemps été un proche allié de la France et des Etats-Unis de Ronald Reagan. Il a pu compter sur leur soutien manifestement indéfectible. La France lui a ainsi fourni des armes, une aide logistique, des renseignements, et mené d’importantes opérations militaires pour l’aider contre l’ennemi commun, la Libye de Kadhafi.
La Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et l’armée française ont formé des officiers de la redoutable police politique de Habré (la Direction de la documentation et de la sécurité – DDS) et de l’armée tchadienne, parfois en France même. Des conseillers militaires français étaient détachés au Tchad, au sein des différents bureaux de l’état-major, et des avions Transall de l’opération « Epervier » ont parfois été utilisés pour transporter des prisonniers du régime.
A la mi-1983, c’est une trentaine de mercenaires que Paris envoie pour soutenir Habré dans son combat contre les visées expansionnistes de Kadhafi. Pendant la bataille de Faya-Largeau, ces forces officieuses se battent ainsi aux côtés des troupes tchadiennes qui se livrent alors à de graves abus, dont des exécutions de centaines de combattants faits prisonniers et de civils, des détentions inhumaines et des actes de torture. Peu de temps après, la France lance l’opération « Manta », son plus grand déploiement militaire depuis la guerre d’Algérie.
« On lui laissait carte blanche »
Ce soutien continu et massif de la France au Tchad s’est opéré alors même que le régime à parti unique de Habré se rendait responsable d’atrocités généralisées : torture systématique, exécutions sommaires, exactions de masse, détentions illégales de milliers de personnes dans des conditions inhumaines, esclavage sexuel, massacres de masse, etc.
Les fichiers de la DDS, retrouvés en 2001 par nos collègues de Human Rights Watch, Reed Brody et Olivier Bercault, révèlent les noms de 1 208 personnes tuées ou mortes en détention et de 12 321 victimes de violations des droits humains.
C’est seulement en 1990, alors que les autorités françaises craignent de voir les relations entre le Tchad et les Etats-Unis s’intensifier au détriment de la France, que cette dernière n’empêche pas le renversement de Hissène Habré par Idriss Déby Itno, ancien chef de l’armée de Habré, devenu leader de la rébellion.
La diplomatie française n’a pas supporté de ne pas avoir été informée de la création, par la Central Intelligence Agency (CIA) américaine et par Habré, de la « Force Haftar », constituée de soldats libyens retournés pour se battre contre Kadhafi.
Le rapport de 142 pages publié aujourd’hui par Human Rights Watch, « Allié de la France, condamné par l’Afrique », est le fruit d’une enquête approfondie sur la nature du soutien de Paris au dictateur. Avec les entretiens d’anciens responsables politico-diplomatiques publiés récemment par Le Monde, de nombreux indices montrent que la France ne devait pas ignorer la brutalité ni les exactions du régime Habré.
Roland Dumas, chef de la diplomatie de François Mitterrand à l’époque, a d’ailleurs récemment expliqué : « La position dans laquelle [Hissène Habré] se trouvait était tellement importante pour les Français, mais aussi pour les Américains, qu’on lui laissait carte blanche, c’est-à-dire qu’on ne regarde pas ce qu’il fait dans son pays. A partir du moment où on lui dit “on te demande simplement de tenir le pays et tu fais ce que tu veux”, comment voulez-vous qu’il n’en abuse pas ? »
Les ex-présidents François Mitterrand et Hissene Habré, en octobre 1989, sur le perron de l’Elysée. | PATRICK HERTZOG / AFP
« Que la France assume »
Pourtant, à l’époque, Amnesty International tirait déjà la sonnette d’alarme par de nombreux rapports détaillés et relayés par la presse française. Malgré cela, Paris a continué de soutenir diplomatiquement et militairement la dictature, et Human Rights Watch, à qui l’accès aux archives de l’Elysée a été refusé, n’a trouvé aucun élément suggérant que la France aurait conditionné son aide militaire et sécuritaire à la cessation des crimes de masse dont ont été victimes des dizaines de milliers de Tchadiens.
Si les survivants, les veuves et les orphelins ont obtenu, après un combat de vingt-cinq ans pour la justice, la condamnation de leur ancien président et bourreau, toute la lumière sur cet épisode sanglant de l’histoire n’a pas encore été faite, et les responsabilités des alliés de l’époque, au premier rang desquels les Etats-Unis et la France, n’ont pas été établies.
Comme l’a déclaré à Human Rights Watch Clément Abaïfouta, président de l’Association des victimes des crimes du régime de Hissène Habré : « Il faut que la France assume. Elle a des responsabilités dans ce qui s’est passé. Dire que la France défendait ses propres intérêts et non la vie des hommes qui, comme nous, pourrissaient au cachot, est indigne et affligeant. »
La France, qui a contribué au financement du tribunal spécial, doit profiter de cet élan de justice pour se livrer à un examen approfondi et critique du soutien à l’ancien dictateur. Elle devrait établir une commission parlementaire ou un panel d’experts indépendants pour faire toute la lumière sur de possibles complicités françaises avec les crimes de son régime sanguinaire.
Ne plus soutenir les Habré d’aujourd’hui
Procéder ainsi, comme elle l’a fait en 1998 à travers la mission d’information sur les opérations militaires de la France au Rwanda entre 1990 et 1994, serait non seulement courageux et responsable, mais aussi le signe que son attachement aux droits humains, si souvent proclamé sur la scène nationale et internationale, n’est pas un vain mot.
Ce momentum historique devrait aussi inciter la France à s’assurer que son étroite relation avec l’actuel président tchadien, Idriss Déby, ne tourne pas le dos aux droits humains, dont la situation suscite de profondes inquiétudes.
Alors que Paris maintient une présence militaire d’envergure au Tchad et se positionne à la pointe de la lutte contre le terrorisme international, notamment en vendant des armes et du matériel militaire à des régimes responsables de violations graves comme l’Egypte et l’Arabie saoudite, elle se doit de prendre les mesures nécessaires pour que ses intérêts géostratégiques ne se réalisent pas au prix et au mépris des droits humains. La France doit faire la lumière sur son passé et ne plus soutenir aveuglément les Habré d’aujourd’hui.
Henri Thulliez
Consultant à Human Rights Watch pour le procès Habré et auteur du rapport « Allié de la France, condamné par l’Afrique ».
Bénédicte Jeannerod
Directrice France de Human Rights Watch.