Derrière le succès de « Pokémon GO », les relations complexes de Nintendo et The Pokémon Company
Derrière le succès de « Pokémon GO », les relations complexes de Nintendo et The Pokémon Company
Par William Audureau
Le nouveau jeu phénomène pour smartphones n’a pas été commandité par Nintendo, mais par la coentreprise en charge de gérer la marque des monstres de poche.
Artwork de Pokémon Shuffle | Youtube/Pokémon
Non, Pokémon GO n’est pas un jeu Nintendo, contrairement à ce que semblent penser les investisseurs. Le nouveau phénomène sur smartphones, lancé en Nouvelle-Zélande et en Australie, puis le 6 juillet aux Etats-Unis, a été directement édité par Niantic, une ex-start-up interne à Google, et surtout avec l’aval et le soutien marketing de la société qui gère les droits de Pikachu et ses amis, The Pokémon Company. « Le projet a été largement dirigé par M. Ishihara et la Pokémon Company », soulignait en décembre John Hanke, PDG de Niantic.
A l’origine de The Pokémon Company, une coentreprise aussi souvent citée que méconnue, trois acteurs différents, également répartis dans le capital de la société, à hauteur de 33 % : Nintendo, le célèbre constructeur de consoles de Kyoto, mais aussi Game Freaks, le studio à l’origine des jeux, et Creatures Inc., un autre studio proche de Nintendo spécialisé dans les jeux de cartes.
La coentreprise a été fondée en 1998, l’année du lancement américain de Pokémon, avec un objectif qui ne l’a pas quitté en près de vingt ans : développer la marque, à travers partenariats et produits dérivés. Son rôle, Tsunekazu Ishihara, l’actuel président de la compagnie tokyoïte, le définit sur le site officiel en ces termes :
« Imaginez une agence de talents. Une agence de talents décide quelle tâche confier à leurs talents, comment prendre soin de leurs compétences, comment les cultiver. De la même manière, à la Pokémon Company, notre métier consiste à produire Pokémon, c’est-à-dire que nous réfléchissons dans quels types de médias devraient apparaître nos talents, comme Pikachu ou Vipélierre, dans quels produits les utiliser, comment les faire grandir. »
Contrairement à Nintendo, l’expertise de The Pokémon Company relève moins du domaine du jeu vidéo pur que du jouet et de la gestion de franchise. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si son directeur marketing, Peter Murphy, est un ancien de Lego et de Hasbro. C’est lui qui est chargé des relations avec « notre partenaire pour les jeux vidéo, Nintendo », comme il le présente sur son compte LinkedIn. Les deux sociétés sont en effet indépendantes l’une de l’autre, au moins dans leur fonctionnement.
Le jeu vidéo, colonne vertébrale de Pokémon
Même si Creature Inc., Game Freak et Nintendo disposent de parts égales au capital de la Pokémon Company, le jeu vidéo a toujours été la colonne vertébrale de leur aventure commune, avec plus de 280 millions de jeux vendus depuis les débuts de la franchise en 1996. Son succès ne se dément pas : Pokémon X et Y sont les meilleures ventes sur la dernière console portable de Nintendo, la 3DS, avec 14,7 millions d’exemplaires écoulés, et la sortie événement d’une nouvelle gamme à Noël, Pokémon Soleil et Pokémon Lune, n’est pas tout à fait étrangère au report à mars 2017 du lancement de la prochaine console du constructeur, la NX.
Mais si Nintendo a besoin de Pokémon, l’inverse est moins vrai qu’avant. Ses partenaires au sein de la coentreprise ont été les premiers à le lui signifier. À l’été 2015, le studio à l’origine de la célèbre franchise, Game Freak, a publié pour la première fois depuis vingt ans un titre exclusif aux consoles concurrentes, Tembo the Badass Elephant. L’explication officielle du responsable du jeu était pour le moins légère :
« Quand j’ai écrit les documents de présentation du projet, j’ai dessiné un poster factice, et y ai mis les logos Steam, PlayStation et Xbox. Cela rendait bien, il se trouve que c’est resté ainsi. Nous avons pensé à d’autres plateformes durant le développement, mais nous étions déjà surchargés. »
Depuis, même la Pokémon Company s’est en partie émancipée de Nintendo en éditant le jeu vidéo de cartes Pokémon TCG sur smartphones, en son nom propre, en septembre 2014. Rappelant ainsi que Nintendo avait beau en être actionnaire, l’entreprise gestionnaire de droits des monstres de poche n’en était pas moins indépendante.
Un nouveau rapport de force
« Si nous amenons Pokémon à l’iPad ou au mobile ou à n’importe quoi d’autre, je pense que ce serait parce qu’il y aurait une sorte de problème à résoudre, non pour y amener d’anciens jeux par exemple », temporisait à l’époque Junichi Masuda, le producteur de la série chez Game Freak. Cette version numérique du jeu de cartes se justifiait, officiellement, par le besoin d’aider les joueurs à trouver des adversaires n’importe quand. Mais moins d’un an plus tard, Pokémon Shuffle, un jeu de puzzle initialement apparu sur 3DS, était à son tour adapté par The Pokémon Company sur smartphones et tablettes.
Pikachu était-il en train de court-circuiter Nintendo ? Leurs intérêts, il est vrai, ne se recoupent pas à 100 %. Tandis que le constructeur cherche à vendre ses consoles et leurs jeux, la coentreprise qui gère les monstres de poche travaille, elle, à développer la notoriété de ses personnages, peu importe le support. Or, à l’époque, la firme de Mario n’avait pas encore annoncé son changement de stratégie et l’arrivée de ses marques sur smartphones.
Pokémon GO est ainsi un revirement. Plus que la reconquête de Nintendo, son succès illustre surtout la reconfiguration des rapports de force entre le constructeur, le gestionnaire de droits et les nouvelles pépites du jeu vidéo mobile. Nintendo ne devrait en retirer que des revenus directs mineurs. « Nous estimons que toutes les 100 pièces mises dans l’AppStore, 30 devraient aller à Apple, 30 à Niantic, 30 à Pokémon et 10 à Nintendo », s’est aventuré David Gibson, analyste chez Macquarie Capital Securities. Mais à défaut d’être moteur dans le développement du jeu, la firme de Kyoto est au moins présente.
« Ils ont longtemps résisté au mobile. Mais il est clair vu leurs relations avec nous et avec DeNA qu’ils comprennent à quel point il est utile pour l’avenir », assure John Hanke, le PDG de Niantic, au site Venture Beat. À défaut de l’avoir développé ou édité, le constructeur a d’ailleurs accompagné le projet en investissant dans le capital de Niantic, comme il l’avait fait pour le développeur mobile japonais DeNA en parallèle.
En mars dernier déjà, Nintendo avait lancé sur smartphones Miitomo, sa toute première application sur mobile, dans le but de recréer un lien de familiarité entre le grand public et ses univers. Nintendo espère profiter du succès de Pokémon GO de manière indirecte : il s’agit d’une promotion exceptionnelle pour la franchise de son jeu phare de Noël, ainsi qu’un levier fantastique pour faire connaître ses autres marques.
Si un acteur ressort grandi de ce succès, c’est malgré tout la société de gestion de Pikachu et ses amis. Sur son site Internet, le parrain des monstres de poche peut fanfaronner : « Notre devise, “enrichir à la fois le monde réel et le monde virtuel avec des Pokémon”, n’est pas une idée mais une réalité en train de prendre vie devant nos yeux. »
Interrogé par Le Monde sur le succès du nouveau phénomène du jeu vidéo sur smartphone, Nintendo France a préféré décliner et prendre rendez-vous en fin d’année à la sortie de Pokémon Soleil et Lune sur 3DS, deux jeux qui seront, eux, bel et bien placés sous l’égide du constructeur japonais.