Canots blancs, gris ou en bois : typologie des esquifs sauvés par l’« Aquarius »
Canots blancs, gris ou en bois : typologie des esquifs sauvés par l’« Aquarius »
Par Maryline Baumard
Sur la Méditerranée, les embarcations de migrants ne se ressemblent pas. Sauveteur de SOS Méditerranée, Albert Mayordomo aime les faire parler.
Le dernier migrant est à peine hissé à bord que déjà commence une nouvelle dérive pour le canot. Vidé de ses passagers, de son air, marqué du sceau de l’équipe de secours, l’ex-radeau 100 % plastique, à qui une centaine d’hommes et de femmes avaient confié leur vie, se voit condamné à l’errance au gré des vents.
Le 11 juillet, lors du dernier sauvetage de l’Aquarius, les rescapés se sont massés sur le pont, l’œil hypnotisé par les errements de ce morceau de plastique qui les avait conduits jusque-là. Difficile pour eux d’imaginer qu’ils aient pu passer douze heures entassés sur cette dépouille de plastique jonchée de résidus. Ce jour-là, 14 jerricanes d’essence, des vêtements souillés, des bouteilles d’eau vides et des restes de nourriture repartaient sous leurs yeux pour un nouveau voyage. Le moteur Yamaha qui leur avait permis d’atteindre les eaux internationales, a-t-il été récupéré par les pêcheurs du bateau en bois qui les suivait depuis des miles ? Sur ce sujet, comme sur bien d’autres, la mer garde ses secrets.
Une nouvelle dérive commence pour les canots, une fois vides de leurs passagers. | Maryline Baumard
Comme à chaque fois, Albert Mayordomo éprouve un petit pincement au cœur en abandonnant les lieux. Polluer l’océan ne plaît guère à celui qui a travaillé deux ans pour la conservation des fonds marins. Aujourd’hui coordinateur adjoint du SAR (« Search And Rescue », Recherche et Sauvetage) de SOS Méditerranée, il doit pourtant hiérarchiser les priorités et n’a pas trouvé de bonne solution pour les épaves.
Mauvais plastiques
« Le manque de place nous empêche de les prendre à bord. En plus, on transformerait l’Aquarius en véritable bombe flottante si on transportait les jerricanes d’essence de tous les canots », ajoute-t-il. « On pourrait les brûler, mais vu leur composition et celle des déchets dessus, ce n’est pas vraiment mieux pour l’atmosphère et la vie marine… Reste à parier sur leur décomposition », ajoute le jeune Catalan, ravi que leur mauvaise qualité en accélère le processus.
À l’inverse, ces mauvais plastiques sont toujours sa hantise en début d’opération. Lorsqu’un canot est repéré, Albert se focalise d’abord sur sa couleur. « Aucun des bateaux n’est prévu pour l’usage qu’en font les passeurs sur la Méditerranée, certes, mais selon qu’il est gris ou blanc, ce n’est pas la même chose », prévient-il.
Mardi 11 juillet, c’est un canot blanc que le capitaine de l’Aquarius a repéré à l’extrémité de ses jumelles. « Mauvais, mauvais », s’est alors inquiété le sauveteur. « Ces pneumatiques blancs ne sont pas en caoutchouc, mais en plastique d’un millimètre d’épaisseur. En plus, leur fond est d’un seul tenant. Ils risquent donc à tout moment de se plier en deux et d’entraîner l’éclatement des boudins latéraux qui servent de flotteurs », explique-t-il.
Autant dire que l’équipe de sauvetage préfère avoir affaire à un canot gris foncé. Le matériau est de meilleure qualité, d’une épaisseur triple, et le fond est composé d’une succession de bandes renforcées qui absorbent les mouvements sans trop ployer. Mais, d’après l’analyse des sauveteurs, au vu des opérations précédentes, seuls les plus fortunés, ceux qui ont pu mobiliser assez d’argent, ont droit aux canots foncés, aux bouteilles d’eau et à la nourriture.
Signature de l'équipe « Search and Rescue » de l'« Aquarius ». | Maryline Baumard
Conditions inhumaines
Si ces deux types de canots sont les plus fréquents, le risque de se trouver face à un bateau en bois existe aussi… Or, ce seul mot suffit à faire frémir les équipes. « L’angoisse absolue », observent-ils à l’unisson. Souvent en provenance de Tunisie ou d’Égypte, ces petites embarcations au look de bateaux de pêcheurs, renferment jusqu’à 500 personnes. « Les femmes et les enfants sont le plus souvent dans les cales, et leur remontée sur le pont à notre approche est excessivement dangereuse », résume Bertrand Thiébault, le sauveteur français de l’équipe.
« Ce mouvement massif entraîne un changement de la ligne de flottaison et du point de gravité, complète Albert Mayordomo qui n’a pas encore été confronté à la situation, mais l’a travaillée de façon préventive. Le moins dangereux pour les passagers est alors d’envoyer les bateaux de secours par l’arrière. Cela évite que tous se massent du même côté et le fassent chavirer. »
Se préparer à un maximum de cas de figure pour ne pas devoir improviser constitue la philosophie de l’équipe. Même si, bien souvent, la réalité dépasse l’entendement, tant les conditions du voyage entre l’Afrique et l’Europe sont inhumaines.
Le 11 juillet, un migrant regarde au loin le morceau de plastique sur lequel il est arrivé là. | Maryline Baumard
Parfum benzène
Ainsi, qui aurait pu penser trouver des brûlés sur un radeau ? Et pourtant, presque à chaque arrivée, ils sont bel et bien là. Selon l’expérience du Monde sur l’Aquarius, une odeur âpre d’essence saisit le plus souvent les narines dès la montée des premiers rescapés à bord. Sur le pont, les équipes MSF font un premier tri et envoient vers la douche tous ceux que le parfum benzène imprègne. « Plus ces personnes ont un accès rapide à la douche, moins les brûlures seront profondes », observe Erna Riejnierse, la médecin de Médecins sans Frontières (MSF). Le cocktail essence, soleil, sel et urine crée une redoutable alchimie, qui entraîne des brûlures profondes. Entassés au milieu du bateau, femmes et enfants en sont les premières victimes car c’est sur elles que se renversent les jerricanes.
« En général, les canots disposent de juste assez de réserves pour entrer dans les eaux internationales. Sortis des eaux libyennes, les passeurs considèrent en effet que ce n’est plus leur affaire », estime Albert Mayordomo. A ses yeux avertis, les quatorze jerricanes de la dernière opération constituent une exception.
Mais, d’un jour sur l’autre, les conditions du voyage peuvent varier. Ainsi, si les passagers des canots étaient précédemment équipés d’un téléphone leur permettant de signaler leur position aux secours, « ce n’est plus vraiment le cas ces derniers temps sur l’Est de Tripoli », s’inquiète M. Mayordomo. Les derniers ont en effet été repérés par les navires de sauvetage et non parce qu’ils ont lancé un appel. L’avenir dira si sa crainte se confirme.