« Les putschistes ont ouvert un boulevard à Erdogan »
« Les putschistes ont ouvert un boulevard à Erdogan »
LE MONDE IDEES
Après la tentative de coup d’Etat, le président turc Tayyep Erdogan a été largement soutenu par le peuple, ce qui lui permet d’asseoir son pouvoir en rongeant progressivement les restes de démocratie et de libertés du pays, juge Ahmet Insel, universitaire et journaliste.
Des partisans du régime turc soutenant le président Tayyip Erdogan, durant une manifestaiton à Ankara, le 17 juillet 2016 | BAZ RATNER / REUTERS
La Turquie a frôlé une très grande catastrophe. La tentative de coup d’Etat, qui a fort heureusement échoué, aurait entraîné le pays dans une guerre civile dévastatrice. À une échelle beaucoup plus réduite, c’est ce que nous avons vécu durant environ une demi-journée, dans la nuit de vendredi à samedi : les policiers affrontant les rebelles militaires avec des armes lourdes, des militaires loyalistes se battant contre les putschistes, des soldats tirant sur la foule, des scènes de lynchages de soldats putschistes désarmés, des avions bombardant des bâtiments publics, notamment le parlement… Le bilan humain de cette folle nuit est lourd. Il nous donne un aperçu terrifiant de ce qu’auraient été, dans toute la Turquie, les conséquences de ce coup d’Etat s’il avait un tant soit peu triomphé.
Manifestement, le coup d’Etat avait été mal préparé et mis en œuvre de manière précipitée. Les putschistes visaient deux objectifs : neutraliser tout d’abord le haut commandement militaire pour prendre les commandes et obtenir le ralliement des unités qui n’avaient pas été enrôlées dans la préparation du putsch, pour ensuite capturer le président de la République, Tayyip Erdogan. Il s’agissait d’un coup d’Etat dans l’armée, qui aurait ainsi permis de prendre le contrôle du pays. Mais malgré l’arrestation des principaux chefs militaires et les ordres lancés à toutes les garnisons de passer à l’action, la résistance ou l’inaction de la majorité des unités militaires et la mobilisation immédiate et massive des forces de police contre les putschistes ont fait échouer les plans. Grâce au soutien du commandant de l’armée contrôlant la région d’Istanbul, Tayyip Erdogan a pu échapper de justesse aux commandos venus l’arrêter dans sa villégiature. Il est à noter que lors de ces quelques heures critiques, les putschistes n’ont procédé à aucune arrestation des membres du gouvernement : les députés ont pu rejoindre l’Assemblée nationale et le Premier ministre rapidement apparaître sur les écrans de télévision.
Au vu de ce bilan, qui donne une impression d’amateurisme, on peut avancer l’hypothèse que la stratégie des putschistes, conscients de leur faiblesse au sein de l’armée, était de déclencher un grand chaos, un début de guerre civile, et convaincre les hauts commandants pris en otage d’accepter finalement de collaborer avec eux pour faire cesser le bain de sang et sauver la patrie. La résistance de nombreux officiers a déjoué ce plan, tout comme la condamnation immédiate et unanime du coup d’Etat par les partis politiques, et l’absence totale de soutien dans la société civile et des médias. Enfin, la descente dans la rue des partisans les plus fanatiques d’Erdogan, après son appel émis via Facetime -une première mondiale- a fait le reste.
Chasse aux sorcières
Ce que les putschistes n’avaient manifestement pas bien anticipé, c’est le degré de démilitarisation de l’administration publique depuis environ dix ans, le rôle des nouveaux médias et surtout le refus d’une grande partie de la société, y compris parmi les farouches opposants d’Erdogan, de tout coup d’Etat militaire. C’est pourquoi leur déclaration, lue au nom du « Conseil de la paix dans le pays », conçu manifestement pour séduire les opposants de l’AKP (Adalet ve Kalkinma Partisi ou Parti de la justice et du développement, actuellement au pouvoir) et visant quasi nommément Tayyip Erdogan, n’a rencontré aucun écho.
Nous avons évité une catastrophe mais les putschistes, par leur action criminelle, ont fait un grand cadeau à leur principal ennemi, Tayyip Erdogan. Sous prétexte d’épuration de toutes les administrations publiques des sympathisants de la confrérie Gülen, ordonnateur de ce coup d’Etat selon le pouvoir, une très vaste chasse aux sorcières a immédiatement commencé dans la justice, du bas de l’échelon jusqu’à la haute juridiction. L’épuration dans la police, déjà largement nettoyée de ses « éléments Gülenistes » ces deux dernières années, a suivi. La troisième vague viendra dans l’enseignement, notamment dans les universités, et d’autres suivront dans toutes les administrations publiques et plus largement dans la société civile.
Le chef de l’AKP pourrait ainsi réaliser son projet d’une justice totalement soumise à ses ordres, d’un Etat et d’une société davantage contrôlés par lui-même et son parti. Il pourra probablement plus facilement imposer son projet de régime présidentiel et, à défaut de soutien suffisant du parlement pour un changement constitutionnel, imposer un référendum passant outre la constitution. Qui pourrait s’y opposer efficacement, puisque la justice sera taillée sur mesure par le pouvoir, et que l’armée aura définitivement perdu la partie ? Des milliers d’imams ont appelé toute la nuit les croyants à défendre le gouvernement au nom d’Allah et du Coran, et les partisans d’Erdogan ont démontré leur capacité et leur détermination à descendre dans la rue, à répondre à l’appel de leur chef. Ce peuple d’Erdogan réclame désormais le rétablissement de la peine de mort et l’autorisation de disposer d’armes pour déjouer d’autres tentatives de renversement de leur chef. Nous risquons de nous enfoncer dans une autocratie populiste aux couleurs islamistes.
Les putschistes ont ouvert devant Tayyip Erdogan un boulevard afin qu’il puisse asseoir son pouvoir total. Nous verrons dans les jours qui viennent comment l’homme fort de la Turquie va utiliser cette opportunité. Il faut apporter néanmoins un bémol à ce bilan de victoire totale. Tayyip Erdogan a aussi perdu la possibilité d’accuser tous les partis d’opposition, les médias, les organisations professionnelles ou encore les intellectuels qui n’ont pas ses faveurs, de rouler pour un coup d’Etat et d’être à la solde de « l’organisation terroriste Fethullah ». Bref, de les criminaliser comme il le fait régulièrement depuis les événements de Gezi et les révélations des dossiers de corruption en 2013. Maintenant il a à la fois la possibilité de se draper encore plus dans son habit de héros de la démocratie et de gardien de la volonté nationale, mais il n’a plus, tout au moins logiquement, le loisir d’accuser allégrement l’opposition de ne pas respecter la démocratie. La Turquie a évité une catastrophe, le dessein funeste des putschistes a échoué, mais par leur tentative, ils risquent de nous faire perdre définitivement les restes très ténus de la démocratie et des libertés.
Ahmet Insel est universitaire et chroniqueur au quotidien Cumhuriyet