Et si la chaotique Lagos était le terreau idéal pour rêver les villes de demain ?
Et si la chaotique Lagos était le terreau idéal pour rêver les villes de demain ?
Par Abdourahman Waberi (chroniqueur Le Monde Afrique)
L’artiste et architecte Olalekan Jeyifous a fait de la mégapole nigériane, ville monstre par excellence, sa muse et madone.
Le fond de l’air est jaune, rouge et vert, les trois couleurs qui symbolisent le continent que l’on dit noir. Il souffle ces derniers temps un vent revigorant qui chasse les mauvais nuages et colporte la bonne nouvelle : l’Afrique est le monde qui vient, elle interroge et séduit tout à la fois. Après l’emprise de la vieille Europe, la domination du Nouveau Monde, l’ascension des dragons asiatiques, le temps de l’Afrique ne serait-il pas venu ?
Nombreux sont les penseurs et les artistes qui jaugent le continent pour ce qu’il est et non ce qu’il devrait être, en référence à des prétendus modèles économiques prônés par d’autres.
L’Afrique, on le sait, ne manque pas d’atouts : une population jeune et dynamique, des taux de croissance insolents, des ressources naturelles mirobolantes, un continent vaste, etc. Le trait le plus saillant de cette nouvelle donne est sans doute l’urbanisation accélérée et l’apparition de gigantesques métropoles et autres corridors urbains s’agglutinant autour de Johannesburg, de Lagos, de Luanda ou d’Addis-Abeba. Cette nouvelle cartographie de l’excès et de la débrouille est du pain bénit pour les artistes.
Audace et transgression
Né à Ibadan au sein d’une famille d’intellectuels et d’universitaires nigérian et africain-américain, l’architecte et artiste Olalekan Jeyifous et son manifeste, Vigilism, a pris Lagos pour muse et madone. Ce résident de Brooklyn, sorti en 2000 diplômé de la prestigieuse université Cornell, s’exprime d’une manière audacieuse, ludique et transgressive. En détournant le potentiel créatif des logiciels informatiques d’architecture, il donne libre cours à son imagination. Après quatre ans de travail dans une agence de communication, l’animateur de Vigilism se fait artiste indépendant.
Aujourd’hui, il expose ses œuvres tant dans les musées que dans des lieux insolites. Le public français ne connaît qu’un aspect marginal de son œuvre protéiforme où les dessins cohabitent avec les sculptures, les installations, les maquettes d’architecte et les fresques murales. Vigilism a conçu une saisissante affiche pour l’édition 2013 du festival Etonnants Voyageurs, dont il était un invité d’honneur. Elle fut visible à Saint-Malo mais aussi dans les couloirs du métro parisien.
L’univers déconcertant de Vigilism est une invitation à sonder les couches de l’Histoire, à démêler aussi ce qui relève du dessin technique, de la photographe, de la science-fiction ou des maquettes en 3D avant de nous projeter dans ses paysages urbains fascinants comme les villes afro-futuristes inspirées de Lagos, la ville monstre par excellence.
L’affiche du festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo en 2013, conçue par le Nigérian Olalekan Jeyifous qui a pris Lagos pour muse et madone. | DR
Vigilism lève le voile sur le moteur de son inspiration qui découle, selon ses dires, de « récits empruntés et inventés ». Il se fait plus précis en évoquant « la tension entre ce qui existe, ce que l’on connaît d’un endroit, et les façons dont on peut refaçonner ce lieu par l’imagination ». Pour le commun des mortels, ces récits explorent des constellations urbaines tour à tour virtuelles et fantasmées, désirables et détestables. Le projet d’Olalekan Jeyifous n’est pas seulement esthétique, il est politique quand l’artiste souligne dans ses œuvres l’importance de l’écosystème et du terreau, les jeux de pouvoir, les accaparements des terres ou encore la juxtaposition des sites pour les riches et pour les pauvres qui reste, dans le cas d’Improvised Shanty Megastructures (« mégastructures de bidonvilles improvisées »), une préoccupation permanente.
Dans une vaste partie du monde, les leaders des grandes métropoles ont rasé des bidonvilles et relégué à la périphérie des millions d’habitants sous couvert de rénovation ou d’assainissement. Cette pratique, courante de Chicago à Rio de Janeiro, de Bombay à Lagos, Vigilism nous la montre en donnant l’importance et la visibilité aux dépossédés, aux migrants de l’intérieur, aux moins que rien qui souffrent de mille maux car ils n’ont jamais eu accès à l’électricité, à un système d’assainissement adéquat, aux services médicaux, aux réseaux de communication. Avec une douceur subversive, Vigilism nous invite à nous mettre à la place des plus pauvres d’entre les pauvres, les habitants de Makoko, le plus grand bidonville sur pilotis du monde, menacés régulièrement d’expulsion et qui risquent de voir leur lagune disparaître sous les détritus de Lagos.