« Panama Papers » : comment la fortune de magnats indiens du Togo finit dans les paradis fiscaux
« Panama Papers » : comment la fortune de magnats indiens du Togo finit dans les paradis fiscaux
Les patrons du géant du ciment, Wacem, et d’autres sociétés présentes dans toute l’Afrique de l’Ouest ont eu recours aux services de Mossack Fonseca.
Petit Etat d’Afrique de l’Ouest lové entre le Bénin et le Ghana, le Togo est aussi le pays le plus affecté du continent par l’évasion fiscale selon l’ONG Global Financial Integrity. Parmi les hommes d’affaires qui opèrent au Togo et transfèrent illégalement leurs revenus dans des paradis fiscaux, il y a deux magnats indiens : Prasad Motaparti Siva Rama Vara et Manubhai Jethabhai Patel. on les retrouve dans la sidérurgie, le transport, la logistique, l’informatique ou le commerce international. Et surtout dans la cimenterie avec leur puissant groupe, Wacem, présent dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, en République démocratique du Congo et à Madagascar. Le premier a 68 ans. Le second est âgé de 80 ans et détient la nationalité kényane.
Ils apparaissent dans les « Panama Papers » comme véritables détenteurs de deux sociétés domiciliées aux îles Vierges britanniques et crées par l’intermédiaire du cabinet panaméen Mossack Fonseca. Il y a Ballyward Limited, lancée en 2000, et destinée au commerce international vers l’Afrique de l’Ouest. Et BitChemy Venture Limited, ouverte treize ans plus tard, pour effectuer des investissements directs et détenir des intérêts dans des sociétés basées dans le plus opaque Etat des Etats-Unis, le Delaware.
Un continent de secrets : une nouvelle série sur les « Panama papers » en Afrique
Le Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ), dont Le Monde est partenaire, publie dès lundi 25 juillet une nouvelle série d’articles à partir des documents « Panama papers » sur l’évaporation des ressources en Afrique.
La présentation (en anglais) de cette série est à trouver ici.
Les 11,5 millions de documents issus du cabinet panaméen Mossack Fonseca mettent en lumière le rôle des sociétés offshore dans le pillage du continent, qu’il s’agisse de l’industrie du diamant en Sierra Leone, des structures de dissimulations du milliardaire nigérian Kolawole Aluko, propriétaire d’un yacht sur lequel Beyonce a passé des vacances et lié à l’ancienne ministre du pétrole nigériane Diezani Alison-Madueke, ou le recours systématique aux paradis fiscaux par l’industrie extractive.
Selon l’ICIJ, des sociétés issues de 52 des 54 pays africains ont recouru à des structures offshore, participant à l’évaporation de 50 milliards de dollars d’Afrique chaque année. ICIJ, pour cette nouvelle série, s’est appuyé sur ses partenaires habituels ainsi que sur des journalistes en Algérie, au Ghana, en Tanzanie, au Niger, au Mozambique, à Maurice, au Burkina Faso et au Togo, coordonnés par le réseau indépendant ANCIR.
En fin d’année 2011, par exemple, selon une copie d’un compte rendu de réunion, les deux hommes d’affaires se seraient retrouvés à Tema, au Ghana, pour décider de l’acquisition de 3 000 tonnes d’acier auprès d’une société suisse, Mechel Trading Limited. Cette opération qui représente un montant de plus de deux millions de dollars est réalisée via l’une des sociétés écran, Ballyward. Une partie du coût (20 %) a été payée directement par cette dernière au fournisseur. Le reste de la transaction a été garanti par la Barclays Bank de Londres. L’opération a été directement conduite, selon le compte rendu, par Prasad Motaparti, PDG de Wacem.
Usines en zone franche et comptes offshore
Une plongée dans les « Panama Papers » révèle une ingénierie fiscale complexe mise en œuvre pour dissimuler les identités de Prasad Motaparti Siva Rama Vara et Manubhai Jethabhai Patel. On retrouve un tas d’intermédiaires, sociétés écrans et autres stratagèmes pour que les deux magnats indiens de Lomé n’apparaissent pas. « C’est quoi Ballyward ? C’est vous qui me le dites. Je ne la connais pas. ATS n’a pas de relation avec les sociétés indiennes, mais des Indiens peuvent avoir des actions dans ATS », dit Clément Kossi Ahialey, un proche collaborateur des deux hommes d’affaires joint au téléphone.
ATS, c’est l’ancienne Société nationale de sidérurgie créée en 1978 et privatisée en 1985 puis rachetée par les Indiens en 1994. A l’époque, Prasad Motaparti, ingénieur de sidérurgie de profession, et son partenaire n’étaient pas encore à la tête de Wacem. Mais ils étaient déjà au Ghana avec la Tema Steel Company (TCS). Ils rachèteront deux ans plus tard l’ancienne Cimao (Ciment d’Afrique de l’Ouest) pour, en 1996, créer Wacem (West African Cement) dont le siège se trouve dans la ville minière de Tabligbo à 75 km au nord-est de Lomé, la capitale.
Clément Ahialey a décliné une demande d’entretien. Si cet homme d’affaires togolais prétend ignorer les activités des Indiens, il reste néanmoins le cinquième plus important actionnaire de Wacem dont il est toujours directeur administratif et chargé des relations extérieures. Il est aussi, directeur de Togo-Rail (rachetée par les Indiens depuis le début des années 2000) et directeur d’ATS dont l’un des principaux fournisseurs est Volta Impex Limited (basée en Inde). Toutes deux appartenant aux mêmes hommes d’affaires indiens.
Selon nos informations, c’est la Volta Impex Limited basée en Inde qui livre par exemple les principales pièces des locomotives de Togo-Rail, et la Tema Steel Company, elle, fournit les roues. Et c’est le même M. Ahialey qui a piloté de bout en bout le processus de rachat de Togo-Rail par les Indiens. Contrairement à ses dires, le Togolais, par ailleurs actionnaire dans Orabank Togo, est un élément clé dans l’empire Prasad-Patel. Contacté par un confrère journaliste ghanéen depuis Tema, M. Patel reconnaît être en charge de ses deux sociétés. Sauf qu’il les présente comme des prestataires de service de management.
L’entrée d’une usine de ciment du groupe Wacem, à Tabligbo au nord de Lomé, capitale du Togo. | DR
Contre les promoteurs de Wacem, les soupçons d’évasion fiscale, de corruption et autres malfaisance étaient déjà trop forts. D’abord le fait qu’une entreprise minière qui est destinée à exploiter les ressources naturelles du Togo, soit installée en zone franche a toujours été perçu comme malsain par de nombreux analystes.
La loi actuelle sur le secteur de la zone franche votée en 2011 est venue rectifier une disposition qui prévalait et qui était perçue comme périlleuse pour les ressources naturelles et les caisses du pays. « Sont exclues du bénéfice du présent statut, les entreprises d’exploitation minière… », indique l’article 7 de ladite loi. Cela n’empêche pas Wacem de continuer à jouir du statut de zone franche jusqu’à ce jour. Et le géant du ciment ne respecte pas non plus les dispositions légales qui l’obligent à exporter au bas mot 70 %, sinon la totalité de sa production. Elle a plutôt déversé l’essentiel de son clinker à ses deux cimenteries situées au Togo que sont Fortia (Tabligbo) et Diamond Cement (Dalavé).
Complicités togolaises
Le calcaire est le minerai le plus exploité au Togo depuis plus de dix ans. En termes de quantité, il dépasse de loin le phosphate. Son exploitation à grande échelle ne profite néanmoins pas au Togo. Mais Wacem n’en a cure et s’affranchit des lois et des condamnations judiciaires. Ses comptes bancaires au Togo n’abritent que des broutilles comparé à l’ampleur de son activité. Les principaux fournisseurs de Wacem sont à l’étranger et le principal actionnaire n’est pas le PDG Prasad Motaparti Siva Rama Vara mais une drôle de société, Kenelm Limited, domiciliée sur l’île de Man.
Dans un rapport sur la transparence dans l’industrie minière au Togo portant sur l’année 2003, mais publié en juillet 2015, l’actionnaire majoritaire, Kenelm Limited (40 %) est déclaré être basé au Royaume Uni. Rafles Holdings, troisième plus grand actionnaire avec 17 % des parts est établie au Panama.
Nulle mention de Manubhai Jethabhai Patel pourtant présenté par plusieurs sources et par la Banque mondiale comme l’un des deux piliers du groupe. Ce Kényan de 80 ans, né en Inde et résidant au Ghana d’où il supervise ses affaires en Afrique et dans le monde, est peut-être caché derrière l’une des sociétés écran.
Contactés à plusieurs reprises, les responsables de Wacem n’ont pas souhaité réagir. La Banque mondiale, actionnaire du Groupe Wacem, s’est contentée d’une réponse succincte. « IFC [Société financière internationale, organe du groupe de la Banque mondiale dédiée au secteur privé] a investi dans le Groupe WACEM entre 2001 et 2006. En janvier 2006, IFC a vendu sa participation dans le groupe et depuis cette date, n’a eu aucun autre investissement dans la société », a écrit Zibu Sibanda, chargée de communication d’IFC. Et de préciser que « Ballyward, Bitchemy, Amexfield Togo Steel/ATS, et Tema Steel/TSC n’ont jamais été des clients d’IFC ». Pas un mot sur l’actionnariat du groupe et les activités des deux sociétés offshore.
« Lors de la création de ces structures fiscales, les multinationales ou individus ci-visés, ont pour soucis d’utiliser une société établie dans un paradis fiscal, appelée société relais, et placée entre la société opérationnelle [produisant de l’acier le cas échéant] en Afrique, et le siège du groupe ou une société mère, située dans un pays développé, certainement en Inde, au Royaume-Uni, ou aux Etats-Unis, explique Tatu Ilunga, conseiller principal en matière de politiques fiscales et industries extractives pour Oxfam. Cette structuration permet ainsi aux sociétés relais de transférer les revenus et des coûts tout en réduisant considérablement le paiement d’impôts »,
Au Togo, ceux qui sont censés lutter contre l’évasion fiscale sont plutôt de mèche avec les artisans du phénomène. Dans la liste des actionnaires de Wacem par exemple, on retrouve plusieurs officiels dont l’actuel ministre des mines, Ably Paladina Bidamon et l’actuel premier ministre, Selom Komi Klassou. Leurs fonctions les placent normalement au cœur de la lutte pour la transparence dans les industries extractives.
Cette enquête a été réalisée par Mensah K. du journal togolais L’Alternative et l’African Network of Center for Investigative Reporting (ANCIR), en coordonation avec le Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ). Le texte original a été adapté par Le Monde Afrique.