Terrorisme : l’Etat de droit au cœur de la polémique
Terrorisme : l’Etat de droit au cœur de la polémique
Par Hélène Bekmezian, Matthieu Goar
Après les derniers attentats, l’opposition veut renforcer l’arsenal juridique, le gouvernement refuse les mesures d’exception.
Le président François Hollande et le cardinal André Vingt-Trois, à la sortie de la messe, à Notre-Dame de Paris, le 27 juillet. | JEAN CLAUDE COUTAUSSE / FRENCH POLITICS POUR LE MONDE
François Hollande, Manuel Valls, Bernard Cazeneuve debout aux côtés de Nicolas Sarkozy, Gérard Larcher, François Bayrou… Mercredi 27 juillet, le temps d’une image captée lors d’une messe célébrée à Notre-Dame de Paris en hommage au prêtre Jacques Hamel, l’unité nationale a semblé ressuscitée. La photo est trompeuse. Depuis mardi 26 juillet, jour de l’attaque de deux terroristes contre une église à Saint-Etienne-du-Rouvray (Seine-Maritime), le clivage entre l’exécutif et l’opposition s’étale à longueur d’interviews et de tribunes publiées dans les journaux. Comme après les attentats de novembre 2015, le débat s’est polarisé sur l’aspect juridique. Serait-il utile de renforcer l’arsenal législatif pour combattre l’Etat islamique ? Faut-il modifier la Constitution, quitte à diminuer les libertés et à écorner l’Etat de droit, afin de tenter de mieux protéger les Français ?
François Hollande et Manuel Valls ont eu beau répondre par la négative à ces deux questions – « A chaque attentat, nous n’allons pas inventer une nouvelle loi », a déclaré le premier ministre sur Europe 1 –, les déclarations des personnalités de l’opposition ont enflammé le débat. Avec Nicolas Sarkozy en principal artificier. « Les arguties juridiques, les précautions, les prétextes à une action incomplète ne sont plus admissibles », a lancé l’ancien président quelques heures après l’attentat de mardi, avant de préciser dans une interview au Monde que la France ne pouvait rester « dans le cadre actuel face à une situation exceptionnelle qui a vocation à durer ». Des mots soigneusement pesés qui ont mis le feu aux poudres.
Levée de boucliers
« Ces idées [celles de la droite] qui parlent aux Français en apparence par la convocation de la démagogie, sont contraires à l’Etat de droit et sont, en matière de lutte antiterroriste, je le redoute, inefficaces », a déclaré M. Cazeneuve, ministre de l’intérieur, à la sortie du conseil des ministres avant que Bruno Le Roux, président du groupe PS à l’Assemblée, n’écrive un communiqué ciblant M. Sarkozy : « Non, la Constitution n’est pas “une argutie juridique” que l’on peut mettre entre parenthèses même en temps de guerre. » « Notre Constitution garantit les libertés publiques pour qu’en France, on ne puisse pas enfermer sans preuve. L’arbitraire n’est pas acceptable », écrit de son côté le ministre de la justice, Jean-Jacques Urvoas, dans une tribune publiée par Le Monde, jeudi 28 juillet.
Face à la fièvre sécuritaire de la droite, l’exécutif et les responsables de la majorité font bloc et se posent aujourd’hui en gardiens de l’Etat de droit et de la Constitution. Il y a huit mois à peine, cette même majorité avait pourtant enclenché une réforme constitutionnelle qui a abouti au vote de l’article 1 sur l’état d’urgence et à des mois de débats stériles sur la déchéance de nationalité.
Cette levée de boucliers ravit Nicolas Sarkozy. Au centre du débat, l’ancien président endosse ainsi le costume de premier opposant tout en avançant ses propositions. La principale idée du président du parti Les Républicains (LR) est l’assignation à résidence avec surveillance électronique des individus radicalisés ou leur rétention dans des centres fermés. Une décision qui se ferait de façon administrative avant qu’ils ne passent à l’acte, et donc au mépris de la présomption d’innocence. « Il y a dans cette guerre que nous engageons les innocents, les coupables et une zone grise », résume M. Sarkozy.
Affrontement politique
Dans sa tribune, le ministre de la justice s’emporte et évoque une « “guantanamoïsation” de notre droit », une « renaissance des lettres de cachet », la « réhabilitation de la loi des suspects » qui serait, selon lui « contraire à l’article 66 de la Constitution » qui stipule que nul ne peut être arbitrairement détenu. Les experts juridiques de LR estiment de leur côté que leur proposition ne poserait aucun souci car ils y intègrent un contrôle a posteriori de l’enfermement par un juge. « Il faut le tenter. Et si cela ne passe pas le cap du Conseil constitutionnel, révisons l’article 66 », estime l’un des conseillers de M. Sarkozy.
La droite veut aussi renforcer la double peine, ce qui nécessiterait une modification de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), sur la vie familiale. M. Sarkozy confie au Monde :
« Soit on en sort de la CEDH, ce n’est pas ce que je demande, soit on fait une démarche politique pendant un Conseil de l’Europe en posant un amendement, c’est ce que je préconise. »
Beaucoup d’experts doutent de l’efficacité de telles mesures – l’un des terroristes de mardi faisait l’objet d’une assignation à résidence avec bracelet électronique – et le débat juridique est épineux. Mais l’affrontement est en fait surtout politique. M. Sarkozy est en effet parfaitement conscient que ses propositions n’aboutiront pas dans l’immédiat. Les amendements de l’opposition sur ce sujet sont systématiquement rejetés, le Conseil d’Etat a rendu un avis négatif sur cette possibilité en décembre 2015 et M. Hollande ne se lancera évidemment pas dans une nouvelle révision de la Constitution à moins d’un an de l’élection présidentielle.
Qu’importe… Cette semaine, à quatre mois du premier tour d’une primaire à droite qui aura des accents sécuritaires, Nicolas Sarkozy a retrouvé son uniforme de premier flic de France. Et ses positions entraînent une partie de la droite et du centre derrière lui. Mercredi, Hervé Morin, président UDI de la région Normandie et ancien ministre de la défense, a appelé à « l’israélisation de notre sécurité ». « En clair, contre les terroristes armés de couteaux et de kalachnikovs, il faudrait que nous nous battions avec le Code ! De qui se moque-t-on ? » a écrit Roger Karoutchi, secrétaire général adjoint du parti LR.
Le Pen lisse son image
En coulisse de ce duel d’intentions et de déclarations, la plupart des acteurs ne croient pourtant pas utile de renforcer l’arsenal législatif. François Fillon a rappelé l’existence de l’article 411 du code pénal, qui punit le fait d’entretenir des intelligences avec une puissance ennemie, et Alain Juppé veut, lui, renforcer les moyens des services de renseignement. « On recrée artificiellement le clivage Etat de droit contre protection des Français », juge Benoist Apparu, porte-parole d’Alain Juppé. « Mais la question essentielle, beaucoup plus compliquée, est : comment on arrive à faire les deux en même temps ? »
La multiplication des petites phrases parfois outrancières commence à irriter à droite. Hervé Mariton, député (LR) de la Drôme et candidat à la primaire :
« Cette inflation des mots est un immense danger : elle amène l’idée que c’est la faute des autres, que l’on aurait fait mieux, alors que l’attentat de mardi montre justement que tous les Français doivent se sentir concernés. »
Pendant ce temps-là, Marine Le Pen continue à lisser son image : mardi soir, la présidente du FN a réclamé « la préservation de l’Etat de droit » tout en prônant la mise « hors d’état de nuire des fichés “S” » et le « rétablissement d’une pleine et entière double peine ». Soit peu ou prou les mêmes idées que Nicolas Sarkozy.