Maroc : dans le Rif, l’impair du chef du village
Maroc : dans le Rif, l’impair du chef du village
LE TEMPS.CH
Ces montagnes du Maroc sont frondeuses et rebelles. Voilà des siècles que la région est associée à la culture du kif. Mais si le vilain n’était pas celui qu’on croit ? Deuxième étape de notre série sur la rive sud de la Méditerranée
Ils étaient à deux doigts de l’émeute. Lorsqu’ils se sont réunis chez le moqadem, le chef du village, les habitants ont laissé exploser leur colère. Certains ne voulaient plus rien entendre. D’autres menaçaient carrément de recourir aux fusils. Une chose est établie : on ne badine pas impunément avec les Rifains du Maroc.
C’est l’histoire d’une tribu rebelle nichée dans les montagnes. Une tribu, les Bni Gmil, dont même les Français, sous le protectorat et la terrible guerre du Rif, évoquaient le nom avec crainte en parlant d’une des plus « farouches » de la région. Une simple histoire de paysans et de prix du pain, où se mêlent pourtant drogue et corruption, pauvreté et abus de pouvoir, injustice et honneur bafoué.
Entendue sur la route, cette histoire n’aurait pas dû sortir des cercles familiaux de la tribu. Elle met en scène le caïd de la commune, comme on appelle le représentant local du gouverneur, dépendant du Ministère de l’intérieur. Dans ces régions pauvres et reculées, c’est lui qui fait la loi. Et lui qui peut la défaire, tout aussi bien. « La farine est subventionnée au Maroc », rappelle ce membre de la tribu. Le sac, partout dans le pays, coûte le prix fixe de cent dirhams (environ neuf euros). « Mais le caïd nous en demande 150. Pour nous, c’est impossible. »
C’est la dernière en date des mesures prises à l’encontre des habitants. La différence, qui se compte sans doute en dizaines de milliers de dirhams à l’échelle des villages, va-t-elle dans la poche du caïd ? « A chaque fois que nous allons le trouver, c’est la même réponse : vous êtes des trafiquants. J’ai les listes. Je peux vous dénoncer à n’importe quel moment. »
D’où la colère, et cette envie de rébellion.
La nique aux Espagnols
Le Rif est la terre du kif depuis au moins six siècles. Tour à tour encouragé, interdit, toléré, il a de tout temps représenté un enjeu de pouvoir. Les Français, sous le protectorat, avaient instauré la Régie marocaine des kifs et des tabacs, régulant la consommation d’un chanvre qui était pourtant interdit en métropole. Manière, notamment, de faire la nique aux rivaux espagnols, qui se partageaient l’autre moitié du pays et se montraient bien plus libéraux en la matière. Plus récemment, dans les années 1990, le roi Hassan II lance une guerre frontale contre le kif. Elle restera sans effets mais elle permettra au monarque de faire les yeux doux aux Européens. Aujourd’hui, ce même kif sert au caïd à prendre ses administrés en otage.
Il faut aller voir. Et pour cela, suivre la côte sur près de 200 kilomètres. Un jeu d’enfants, promettent les guides touristiques, depuis qu’a été achevée la RN16, cette « rocade méditerranéenne » financée notamment avec des fonds européens, qui relie Tanger à Saïdia, à la frontière algérienne.
La route nationale, inaugurée en grande pompe en 2012, était présentée par le roi Mohamed VI comme une preuve de sa volonté de désenclaver le Rif. Il en faudra plus.
Frondeuses, insoumises, berbères… Les tribus des montagnes ont surtout été constamment laissées à l’écart de la modernisation marocaine, quand elles ne sont pas la cible de politiques délibérément hostiles. Et l’histoire des Bni Gmil montre que les milliards de dirhams investis dans la rocade n’y changent pas grand-chose.
Provision d’eau dans les montagnes du Rif où les villages sont le plus souvent dépourvus d’eau courante. | Luis Lema
Le long de la route sinueuse, les falaises qui tombent à pic dans la mer participent au mythe de ce bastion imprenable. Face à leur chef mythique, Abdelkrim el-Khattabi, les Espagnols ont connu dans le Rif une des pires défaites de leur histoire : près de 10 000 soldats tués lors de la bataille d’Anoual, en 1921. Puis ce furent les carnages provoqués par les Français, que dirigeait le maréchal Pétain et dont les livres d’histoire disent qu’ils furent les premiers à utiliser à grande échelle du gaz moutarde contre les habitants. Les premières attaques chimiques.
De l’histoire ancienne ? Encouragé par Internet, alimenté notamment par l’importante diaspora rifaine, le récit des exploits de celui qui proclama l’éphémère République indépendante du Rif est dans toutes les têtes aujourd’hui, tandis qu’il était pratiquement tombé dans l’oubli. La dépouille d’Abdelkrim, mort au Caire en 1963, n’a toujours pas été rapatriée. Refus des autorités marocaines, autant que des héritiers du héros. Les effets de sa mémoire restent trop explosifs.
Dans la petite ville sale de Jebha, il faut tourner à droite. C’en est fini de la Nationale. Les ânes ne tarderont pas à être plus nombreux que les camions, à mesure que la route grimpe dans la montagne. On imagine sans peine des armées de 10 000 hommes tomber en embuscade dans ce labyrinthe de vallées asséchées, toutes en rocaille et en grès rouge. Direction ? Wahran, l’un des hameaux que se répartissent les Bni Gmil. Et déjà, les premières plantations de cannabis. Le Maroc, s’est hissé au premier rang des producteurs de chanvre à destination du marché européen. Plus de 470 000 tonnes de cannabis récoltées par année. Un business de plus de 12 milliards d’euros que se répartissent les trafiquants et leurs complices. Les cultivateurs n’en recueillent que les miettes.
De lourdes sanctions
Les quelques personnes qui ont émis l’hypothèse d’une complicité obligée entre les autorités et ce trafic quasi public ont été condamnées à de lourdes sanctions. Séché, réparti en bouquets, le kif est entreposé dans les granges en attendant qu’on vienne le chercher. « Ce sont les trafiquants qui font la tournée des villages avec leurs grosses voitures. Ils nous offrent entre 60 et 100 euros par kilo. Cela dépend de la récolte et, disent-ils, des questions de sécurité. » Le prix grimpe à 800 euros si le cannabis a déjà été transformé en résine, une pratique importée ici dans les années 1970 par les hippies européens.
Quelques chèvres, un chemin devenu pratiquement impraticable, puis les quelques maisons du hameau de Wahran, éparpillées dans la montagne, comme un saut dans un autre siècle. Un système d’irrigation rudimentaire permet aux plantes de pousser. Quelques figuiers, quelques légumes pour la consommation des familles. Rien d’autre ne pousse ici. Dans un curieux exercice destiné à sauver les apparences, le cannabis ne doit cependant pas excéder, disons, un quart des récoltes. En deçà, les autorités ferment les yeux. Au-delà, les représailles guettent.
Wahran, hameau niché dans le Rif où seule la mosquée est neuve. | Luis Lema
Dans le village, seule la mosquée est neuve, même si le minaret blanc est déjà tout recouvert de traînées de sable. Un peu partout dans le Nord marocain, à défaut d’autres infrastructures, les mosquées ont poussé comme des champignons ces dernières années. Avec les compliments du gouverneur et de ses caïds.
Le moqadem est surpris de cette visite. Il fait asseoir les convives, va aider à la préparation du thé et du repas. Mais il revient vite, son téléphone à la main. Contre tous les usages, il vient de prévenir le caïd de l’apparition d’un étranger dans le village. Remous dans l’assistance, déjà chauffée à blanc par l’affaire du prix de la farine, devant ce manque de respect flagrant aux règles de l’hospitalité.
L’affront est trop grand. Il faut quitter les lieux séance tenante, face à un chef de village qui garde les yeux fixés au sol, comme s’il reconnaissait pleinement avoir été pris en faute, comme le ferait un collabo. Le numéro du caïd, depuis lors, sonne aux abonnés absents. Et le sac de farine, à Wahran, coûte toujours 150 dirhams.
Cet article est le second d’une série de cinq, réalisée entre Tanger et Port Saïd par deux journalistes du quotidien suisse Le Temps (partenaire du Monde), Luis Lema et Boris Mabillard.