« Showgirls » et accueil glacial
« Showgirls » et accueil glacial
M le magazine du Monde
En 1995, le film maudit de Paul Verhoeven est fustigé par les critiques et boudé par les spectateurs. Au fil des ans, il s’imposera comme une satire mordante de l’Amérique actuelle.
Aline Zalko
Showgirls de Paul Verhoeven est longtemps resté un film radioactif. Sous le coup d’une double malédiction. Celle de son échec au box-office américain à sa sortie en septembre 1995 : 20 millions de dollars de recettes pour un budget de production de 45 millions. Puis de son lynchage par la critique américaine. Laquelle prit la vulgarité montrée dans le film pour celle du film lui-même, qui décrit l’ascension d’une danseuse de Las Vegas passée de strip-teaseuse à meneuse de revue dans le spectacle le plus prisé d’un grand hôtel.
Un exemple parmi d’autres phrases incendiaires : « La seule chose positive dans Showgirls, c’est que sa sensibilité reflète à merveille le microcosme qu’il dépeint : incroyablement vulgaire, indigne et grossier », pouvait-on lire dans l’hebdomadaire Variety.
Aux Razzie Awards, qui couronnent les plus mauvais films de l’année, Showgirls domine la cérémonie en remportant les prix de « pire film », « pire scénario » et « pire actrice » pour Elizabeth Berkley, comédienne quasi débutante. Paul Verhoeven hérite aussi du titre de « pire réalisateur » et, fait rarissime, vient le chercher en personne. Le cinéaste voulait que son film marque une différence, cette récompense en souligne la singularité.
La sortie de Showgirls en France, en janvier de l’année suivante, se déroule avec d’autant plus d’indifférence que le film traîne le poids des retours désastreux aux Etats-Unis. On peut lire dans Le Monde daté 11 janvier 1996 : « Peut-on se contenter d’un regard surplombant sur une réalité désespérément inhabitée si rien ne vient meubler un récit qui se contente de ses conventions et n’invente que l’idée qu’il se fait de sa propre intelligence ? Le vide, même avec la conscience de la vacuité, reste le vide. » En 1995, Paul Verhoeven sort du succès commercial de Basic Instinct (1992), écrit par le scénariste le plus en vogue à Hollywood – l’un des plus talentueux aussi – Joe Eszterhas.
Le couple se reforme pour Showgirls avec un projet très clair. Les deux hommes veulent tourner un film interdit aux moins de 17 ans, sans se fixer de limites sur la nudité et le sexe. Avec le recul, Showgirls apparaît comme la dernière superproduction américaine à s’autoriser cette liberté.
Las Vegas, métaphore de l’existence
Verhoeven a pour modèle les comédies musicales de la Metro-Goldwyn-Mayer des années 1940 (la même MGM distribuera d’ailleurs Showgirls aux Etats-Unis). Mais le réalisateur néerlandais veut de la couleur et du bruit, du cynisme et de la vulgarité en lieu et place de l’élégance et du romantisme traditionnellement liés au genre. Le choix de Las Vegas, à ses yeux métaphore de l’existence, est, pour lui, une évidence.
Au milieu des années 1990, la métropole du Nevada se « gentrifie » à toute allure, avec l’ouverture d’hôtels pharaoniques, à côté desquels subsiste une myriade de petits clubs où cohabitent strip-teaseuses et prostituées. Si Vegas est la capitale du jeu, pour Verhoeven, elle reste d’abord celle du sexe.
La bande-annonce de « Showgirls »
Showgirls - Trailer
Durée : 01:53
La réhabilitation de Showgirls commence au début des années 2000. D’abord pour de mauvaises raisons. Le film gagne un statut d’objet culte, devient un plaisir coupable demandant à être pris au second degré tant sa médiocrité se révèle hors du commun. Il rencontre un succès inattendu en vidéo et DVD, accumulant plus de 100 millions de dollars de recettes. Le réalisateur de Hairspray, John Waters, cinéaste de l’outrance par excellence, est l’un des premiers à soutenir le film qu’il considère « drôle, stupide, de mauvais goût, regorgeant de clichés. En d’autres mots, le film parfait. Quoi qu’ils en disent aujourd’hui, le réalisateur et le scénariste faisaient preuve d’un humour involontaire. »
Rien n’est pourtant laissé au hasard dans Showgirls. C’est le film le plus juste consacré à Las Vegas, avec Casino, de Martin Scorsese. C’est aussi un modèle de maîtrise, le contraire d’une réussite fortuite. Showgirls est à la fois déplaisant et grotesque. Déplaisant car ses personnages sont haïssables, veules, corrompus, à l’exception de son héroïne paroxystique. Grotesque, car l’esthétique du film reste celle de la démesure.
En 1998, le film de Verhoeven est, enfin, pris au sérieux. Jacques Rivette, dans un entretien aux Inrockuptibles, estime qu’il s’agit d’un des grands films américains de ces dernières années. Il qualifie même l’actrice principale, Elizabeth Berkley, de « stupéfiante ». L’échec du film lui a pourtant été largement imputé, au point d’oblitérer la suite de sa carrière. « Comme tous les films de Verhoeven, explique le réalisateur de La Belle Noiseuse, Showgirls est très déplaisant : il s’agit de survivre dans un monde peuplé d’ordures, voilà sa philosophie. De tous les films américains qui se déroulent à Las Vegas, c’est le seul qui soit vrai. » Et d’ajouter avec malice : « Croyez-moi, moi qui n’y ai jamais mis les pieds. »
Genre, féminisme et « sexploitation »
Cinq ans plus tard, en 2003, la revue Film Quarterly consacre l’un de ses numéros au film de Verhoeven. Plusieurs universitaires abordent Showgirls sous l’angle des questions du genre, du féminisme et de la « sexploitation ». En 2014, dans la monographie It Doesn’t Suck : Showgirls (« Ce n’est pas une merde : Showgirls »), le critique Adam Nayman écrit : « Un film dévastateur. (…) Si on le prend comme un commentaire sur la dimension sadique et salace du show-business, c’est l’œuvre d’un maître. »
Alors, comment expliquer que ce film ait été à ce point incompris ? Showgirls apparaît comme l’envers d’Une étoile est née, l’histoire hollywoodienne par excellence, où une inconnue parvient au firmament par sa beauté et son talent. Mais alors qu’Une étoile est née incarne le rêve américain, il n’a pas été pardonné à Verhoeven, immigré européen, d’y toucher, de le regarder en face, de lui retirer tout idéalisme pour y voir la luxure, la compromission, l’idée, inacceptable dans un pays puritain, que le sexe reste le moyen d’ascension sociale le plus sûr. Autant de péchés pour lesquels le réalisateur a payé. Aujourd’hui, alors que le film ressort en salles (le 14 septembre) et en DVD (Pathé), Verhoeven est passé de la crucifixion à la résurrection.