Comment l’Etat islamique est parti à l’assaut de l’Afrique
Comment l’Etat islamique est parti à l’assaut de l’Afrique
Par Jean-Philippe Rémy (Johannesburg, correspondant régional)
Après l’allégeance du groupe nigérian Boko Haram, Daech s’est fortement implanté en Libye, créant une plate-forme pour élargir son influence sur tout le continent.
Des ouvriers tentent d'éteindre l'incendie qui ravage un terminal pétrolier de Ras Lanouf, déclenché par des combattants de l'Etat islamique, en Libye, le 21 janvier 2016. | STRINGER / AFP
C’est le résultat le plus dangereux de l’effondrement du pouvoir de Mouammar Kadhafi. Depuis la disparition du Guide libyen, en 2011, au terme d’une révolution devenue guerre civile, appuyée militairement par une coalition réunissant pays occidentaux (France en tête), pays du Golfe (Qatar en première ligne) avec l’assentiment de pays voisins ayant un compte à régler avec le vieux dictateur de Tripoli (comme le Soudan), la Libye a explosé.
Affrontements entre les factions, coalitions à géométrie variable, Etat introuvable. Au cours de l’année 2015, un nouvel arrivant a montré qu’il menaçait de bousculer encore plus profondément le pays : l’organisation Etat islamique (EI) en Libye, dont l’apparition avait été formalisée par sa déclaration d’allégeance à Abou Bakr Al-Baghdadi, en novembre 2014. D’autres groupes, en Algérie, en Egypte, en Tunisie ou au Nigeria, ont eux aussi procédé à la même baya (serment d’allégeance).
Progression numérique spectaculaire
Mais la Libye fait figure de nœud régional, avec un potentiel plus global, une forme de plate-forme physique et symbolique pour Daech (acronyme arabe d’Etat islamique). Il y avait déjà dans le pays un important foyer de djihadistes à l’histoire complexe liée aux groupes Ansar Al-Charia, qui ont connu des destins divers face à l’émergence de l’EI. Certains vont se fondre dans ce nouveau groupe, comme à Syrte ; s’y opposer, comme à Derna ; d’autres vont faire front commun contre leurs ennemis (les forces alliées du Parlement de Tobrouk et du général Haftar), à Benghazi. Autant de villes, autant de réalités particulières, brouillées par de nombreuses inconnues.
Que deviendra, par exemple, le groupe implanté à Sabratha si près de Tripoli ? La frontière avec la Tunisie est-elle en voie de « daechisation » ? Quid, aussi, des relations avec les affiliés d’Al-Qaida ? La Libye, c’est aussi une série de zones servant de bases de repli pour des katibas (bataillons) d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), notamment dans le Sud, mais aussi à Ajdabiya.
Mais la progression la plus spectaculaire est d’abord numérique. Et elle est le fruit d’une grande migration de combattants menant le djihad dans d’autres pays et arrivés, selon de bonnes sources, par voie terrestre. Huit cents Libyens qui se battaient en Syrie ou en Irak dans les troupes de l’EI seraient, selon un rapport des Nations unies, rentrés au pays en 2015. En douze mois, le groupuscule est devenu l’embryon d’une force de premier plan – au niveau libyen – avec environ 3 000 hommes. Même les milices de Misrata, réputées les meilleures du pays, ont été humiliées par Daech.
La Tunisie, l’« homme malade » du Maghreb
Pendant l’année écoulée, ces derniers ont commencé à pousser vers le Sud, et ont installé des camps d’entraînement vers l’oasis de Jouffra. Mais c’est aussi en Libye que les exécutants des attentats commis en Tunisie voisine et revendiqués par l’Etat islamique ont été entraînés et qu’ont été conçues plusieurs attaques, celle du musée du Bardo, en mars, puis en juin, celle de la plage de Port-Al-Kantaoui, près de Sousse. Or, en Tunisie, les nouveaux « représentants » du califat, membres du groupe Ajnad Al-Khilafa, dont l’allégeance a signifié une scission avec leur formation d’origine, affiliée à Al-Qaida, ne sont qu’une partie de ce puzzle de l’EI dans le pays. La Tunisie, selon une source sécuritaire, est l’« homme malade du djihadisme » au Maghreb. D’autres éléments sont en effet infiltrés vers les frontières. Celles de la Libye et de l’Algérie. Des groupes dispersés qui rendent les opérations de contre-insurrection complexes.
Dans le même temps, les factions libyennes, coalisées autour de deux Parlements rivaux (Tripoli et Tobrouk), ont passé de longs mois à s’affronter, même si, fin 2015, un accord pour créer un gouvernement d’union nationale suscitait un timide espoir. L’une des priorités de cette entité encore virtuelle, en résumé, serait d’unir les forces libyennes contre l’EI. « Dans toute cette confusion, l’Etat islamique a repéré une opportunité », explique le chercheur Charlie Winter, de la Fondation Quilliam, dans un rapport d’étude des phénomènes djihadistes de cette organisation, notant qu’il « est devenu évident que certains groupes djihadistes en Libye, après avoir prêté allégeance à Abou Bakr Al-Baghdadi, le calife autoproclamé, ont reçu de l’assistance de l’EI ».
Sur la plage tunisenne de Sousse après l'attentat perpétré le 26 juin 2015, et revendiqué par l'Eat islamique qui a tué 38 personnes, en majorité des touristes. | AP
A l’appui de sa démonstration, il cite un document en arabe émanant de cercles proches de l’EI à destination des djihadistes du monde entier. Y sont recensés les avantages de la Libye : permettre de « réduire la pression sur le pays du califat, en Al-Cham (Syrie) et en Irak », cœur de Daech, mais aussi tirer profit de la « situation géographique stratégique » du pays, qui « s’ouvre sur la mer, sur le désert, des montagnes, et six Etats : l’Egypte, le Soudan, le Tchad, le Niger, l’Algérie et la Tunisie ».
La Libye serait donc à la fois un pôle de substitution à la pression sur l’EI dans son aire d’origine, mais aussi un pôle de développement, avec une côte « qui peut être atteinte même avec un bateau rudimentaire », permettant « l’exploitation du trafic d’êtres humains », sans parler des ressources pétrolières et des stocks d’armes. Tout ceci constituant, au final, « une plate-forme de lancement sans égale pour attaquer des Etats européens et des bateaux ».
Force d’attraction
A ce stade, ceci ne constitue qu’un rêve. La percée de Daech vers la zone côtière où se trouvent les terminaux des puits de pétrole exploités dans le désert piétine. La perspective de voir s’implanter en Libye un porte-avions djihadiste des sables apparaît en revanche comme une menace réelle. Manuel Valls, le premier ministre français, affirmait sur France Inter, fin décembre 2015 : « Nous avons un ennemi, Daech, que nous devons combattre, et écraser, en Irak et en Syrie et demain sans doute en Libye. » Cela faisait plus d’un an que le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, était arrivé aux mêmes conclusions.
De leur côté, l’Algérie, l’Egypte, le Niger et le Tchad s’effraient à la fois de la force d’attraction de Daech sur leurs djihadistes locaux, mais aussi de la perspective d’être à portée de colonnes de pick-up, capables de livrer des armes ou de frapper à travers le Sahara, comme lorsque Mokhtar Belmokhtar, le djihadiste le plus recherché de cette partie du monde, avait attaqué en janvier 2013 le complexe gazier algérien d’In Amenas, situé à la frontière libyenne.
Les attaquants étaient partis de Libye pour frapper dans le sud de l’Algérie, signifiant au pouvoir algérien que, désormais, « le cœur de son économie pouvait être touché », note Kader Abderrahim, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), qui estime qu’il « n’est pas impensable que l’EI, pour passer à la vitesse supérieure, décrète son propre califat en Libye ». La France, avec son opération « Barkhane », tente de créer un rideau d’endiguement depuis les cinq pays où ses forces sont déployées : de la Mauritanie au Tchad en passant par le Mali, le Burkina Faso et le Niger. Mais, demain, il faudra l’appui des deux puissances de la région, l’Algérie et l’Egypte, pour contrer les visées de Daech à travers le Sahara. Tout ceci pour 3 000 hommes dispersés en Libye ?
Démultiplier la puissance de Daech en Afrique
En réalité, l’implantation libyenne de l’EI, même si elle est modeste, a déjà commencé à se roder à l’échelle d’une plate-forme continentale. Les Nigérians du groupe Boko Haram, devenus la wilaya d’Afrique de l’Ouest depuis leur allégeance à l’Etat islamique en mars 2015, y envoient des hommes à travers le Tchad. Ces derniers, confirment des sources dans l’Etat de Borno, au Nigeria, vont s’entraîner en Libye, et s’y fournir en armes, au moment même où l’armée nigériane les a chassés des villes qu’ils tenaient en 2014 dans le nord-est de leur pays.
Le Nigeria n’est pas le seul pays concerné. Une source française affirme que « le président tchadien, Idriss Déby, nous demande de renforcer notre dispositif. Il craint la jonction entre Boko Haram et l’Etat islamique (en Libye) plus que tout ». Cette jonction pourrait démultiplier la puissance de Daech en Afrique. On a déjà repéré la présence – marginale – de Somaliens en Libye, même s’il est impossible d’établir s’il s’agit de francs-tireurs, d’hommes en rupture avec le groupe des Chabab (techniquement affilié à Al-Qaida, dont la direction est très hostile à Daech), ou si des alliances contre-nature entre les deux formations sont en train d’être étudiées.
Après l'attentat du musée du Bardo, près de Tunis, le 18 mars 2015. L'attaque de l'Etat islamique a tué 24 personnes. | SOFIENE HAMDAOUI/AFP
Certaines sources ont également signalé la présence de Maliens ou de Mauritaniens ainsi que d’autres ressortissants de pays d’Afrique de l’Ouest qui pourraient devenir les précurseurs de Daech dans leurs pays où, jusqu’à présent, n’existent que des groupes liés à Al-Qaida. En décembre 2015, il y avait aussi cinq Français dans l’EI en Libye.
Cette irruption de Daech est la seconde vague djihadiste en Afrique. Petit rappel : pendant une grosse décennie, des groupes armés de cette mouvance se sont enracinés dans trois zones du continent africain : dans la Corne, avec un berceau en Somalie, où est apparu le mouvement Chabab (Harakat Al-Chabab Al-Moudjahidin, « le mouvement des moudjahidin de la jeunesse »), né vers 2006 dans la continuité de formations salafistes passées à la guerre, avant d’être affiliées à Al-Qaida puis de développer des extensions dans les pays voisins (Kenya mais aussi Tanzanie) ; dans la bande entre Sahara et pays du Sahel (depuis la Mauritanie jusqu’à Djibouti) ; et, enfin, dans le bassin du lac Tchad, où le groupe Boko Haram a essaimé depuis le nord du Nigeria vers le Tchad, le Niger et le Cameroun.
Fin du laisser-aller des forces régulières
Boko Haram n’est pas le nom que les membres de ce groupe avaient choisi à l’origine, mais un sobriquet donné dans la région, signifiant que « l’éducation occidentale », issue de la colonisation, doit être « proscrite ». Le groupuscule religieux des débuts avançait aussi des revendications sociales et se faisait financer en sous-main par les politiciens locaux. Sa nature « locale » était évidente. Il a fini par se rêver en réincarnation des grands empires de la région, sultanat de Sokoto ou du royaume de Kanem-Bornou (dont l’un des fondateurs se disait yéménite, et dont l’influence s’étendait jusque dans le Fezzan libyen). Cette forme d’inspiration est en réalité la « réécriture » d’une histoire « recomposée ». Une illusion, historiquement parlant, mais un concept à l’œuvre ailleurs sur le continent.
Chacun des groupes djihadistes africains est fait de ces histoires particulières, dont les racines plongent dans des réalités locales. A l’origine, des cellules d’Al-Qaida installées en Somalie avançaient masquées derrière les groupes djihadistes. On retrouvera la même tactique au Sahel. L’expansion des Chabab a culminé à l’été 2010 lorsque leurs combattants en keffieh rouge ont été à deux doigts de prendre la présidence, à Mogadiscio, butant sur l’Amisom, une force de l’Union africaine équipée, entraînée et financée par les Occidentaux, dont l’Union européenne. Les Chabab, entre-temps, ont développé une relation avec Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA), au Yémen voisin. Des boutres traversent l’océan Indien pour faire circuler des armes, des combattants et des artificiers. Sans que soit inversée une tendance lourde, les Chabab ont perdu beaucoup de terrain, notamment les villes principales qu’ils tenaient, dont les ports, essentiels à leur fonctionnement. Comme Boko Haram. Mais ce n’est pas leur fin, tant s’en faut.
Pendant une longue phase, l’incapacité opérationnelle de l’armée et les compromissions de responsables locaux ont été la véritable force des djihadistes au Nigeria. En faisant allégeance à l’Etat islamique, les ex-Boko Haram ont d’abord gagné en technique de propagande, mais sur le terrain cette flambée a coïncidé avec la fin du laisser-aller des forces régulières. Il n’a fallu que quelques mois pour les chasser des villes qu’ils tenaient. Depuis, ils adoptent une stratégie de terreur pure, multipliant les attentats, utilisant des femmes, des jeunes filles, des enfants, et même des chevaux ou des ânes pour amener des charges au plus près des concentrations de population, comme les marchés, avant de les faire exploser à distance. Il y a peu de chances que cela mène leur expansion très loin. A moins que leur fractionnement ne finisse par menacer la stabilité d’un pays fragile.
Une galaxie fractionnée
De la même manière, les groupes du nord du Mali, après l’assaut des forces françaises de l’opération « Serval », en 2013, se sont dispersés (quand leurs membres n’ont pas été tués) : certains, toujours affiliés à Al-Qaida, ou proches de cette mouvance, sont réfugiés en Libye. D’autres se terrent dans leurs bastions du nord du Mali (Ansar Eddine, le groupe d’Iyad Ag Ghali), et désormais agissent aussi dans le centre (Front de libération du Macina), dans la région de Tombouctou (AQMI), ou dans la bande proche des frontières du Burkina Faso et du Niger (Mujao). Ansar Eddine-Sud est même à l’œuvre vers la frontière avec la Côte d’Ivoire. Les attentats de Bamako sont venus montrer la capacité de frappe de certains de ces groupes, malgré l’émiettement de leurs forces.
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« Au-delà de leur détermination commune à faire le djihad, les liens qui unissent ces mouvements sont complexes, pas nécessairement coopératifs et sûrement pas figés », note Yvan Guichaoua, maître de conférences travaillant sur les conflits internationaux à l’université de Kent, dans « L’impasse du contre-terrorisme au Sahel », article paru sur le site The Conversation le 16 décembre. Le spécialiste de la région du Sahara tire, au sujet de cette dernière, une conclusion qui pourrait s’appliquer ailleurs sur le continent : « Les composantes de la nébuleuse djihadiste ne répondent pas au même commandement et ne sont pas à l’abri de dysfonctionnements organisationnels. Le nombre de leurs combattants, puisés à des viviers distincts, est faible et leur niveau d’équipement variable. (…) Les ériger en machine de guerre uniforme et irrépressible satisferait probablement leur appétit de reconnaissance mais ne correspondrait pas à la réalité. »
L’irruption de l’Etat islamique dans cette galaxie fractionnée menace-t-elle d’unifier les troupes dispersées au point de changer la nature du djihadisme en Afrique ? Peut-être la question est-elle aussi artificielle que cette unité introuvable, diluée sans cesse dans les dynamiques locales.
Cet article est tiré du hors-série du Monde intitulé Djihadisme, 100 pages pour comprendre (8,50 euros), publié mercredi 13 janvier. En vente dans les kiosques.