Le nouveau premier ministre tunisien, Youssef Chahed, à gauche, en compagnie du président Beji Caïd Essebsi, au palais de Carthage, à Tunis , le 3 août. | Hassene Dridi/AP

Aura-t-il les épaules assez solides ? Youssef Chahed est l’homme censé arracher la Tunisie à la sinistrose économique et sociale qui menace d’hypothéquer une « transition démocratique » célébrée à l’étranger comme exemplaire. Inconnu du grand public, le choix de M. Chahed est d’abord et avant celui du président Béji Caïd Essebsi qui, de son palais de Carthage, a décidé ces dernières semaines de rebattre le jeu politique tunisien qui ne lui convenait plus.

M. Chahed a été chargé, mercredi 3 août, par le chef de l’Etat, de former un nouveau gouvernement à la suite du vote de défiance essuyé le 30 juillet à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) par Habib Essid, le premier ministre en fonctions depuis début 2015. M. Essid, tout autant que la médiocrité de son bilan en matière économique et sociale, a payé son émancipation à l’égard de la tutelle présidentielle. M. Chahed est censé rétablir ce lien devenu dysfonctionnel entre les deux pôles de l’exécutif tunisien que sont la Kasbah (siège du gouvernement) et Carthage (siège de la présidence). Il dispose de trente jours pour constituer son équipe avant de se soumettre au vote d’investiture de l’ARP.

Si son gouvernement est validé par les députés, M. Chahed deviendra le plus jeune premier ministre de l’histoire tunisienne. Son âge (41 ans) est mis en exergue par le palais de Carthage pour vanter en lui le signe d’un rajeunissement du paysage politique tunisien. « Je pense que c’est un message envoyé à tous les jeunes Tunisiens après la révolution », a-t-il lui-même déclaré dès l’annonce du choix du président Béji Caïd Essebsi, âgé de 89 ans, de le mettre en selle pour la Kasbah.

Youssef Chahed devra soigner sa relation de travail avec le tout-puissant syndicat UGTT

Au dire du chef de l’Etat, M. Chahed est le « plus qualifié » pour diriger le gouvernement tunisien dans la « nouvelle période » qui s’ouvre. Celle-ci devra être marquée, dit-on au palais de Carthage, par une accélération des réformes économiques afin de relancer une croissance atone, source de tensions sociales et de détérioration des indicateurs financiers. L’aggravation constante de l’endettement de l’Etat, qui devrait se hisser cette année à 57 % du PIB (il était de 40 % en 2010), est jugée particulièrement préoccupante. La pression sur la Tunisie des bailleurs de fonds, en particulier le FMI, se fait de plus en plus intense.

Docteur en agroéconomie, M. Chahed est connu pour être un libéral, et le fait qu’il ait travaillé pour le compte de l’ambassade américaine à Tunis suscite déjà un certain nombre d’interrogations. Le site Nawaat a divulgué le 4 août un télégramme de cette ambassade datant de janvier 2010 – obtenu via WikiLeaks – présentant Youssef Chahed comme un « spécialiste de l’agriculture » de la représentation à contacter dans le cadre des efforts de pénétration du marché tunisien par les produits américains de biotechnologie.

S’il est confirmé comme premier ministre, Youssef Chahed devra emprunter un chemin semé d’embûches. Il devra impérativement soigner sa relation de travail avec le tout-puissant syndicat Union générale tunisienne du travail (UGTT), qui s’annonce sensible. « Vu ses convictions libérales en économie, il lui faudra éviter de heurter l’UGTT en allant trop vite », avertit Fayçal Chérif, chercheur à l’Institut supérieur d’histoire de la Tunisie contemporaine. La capacité de M. Chahed à affronter ces défis socio-économiques dépendra de la cohésion de son gouvernement, et en particulier de l’équilibre instauré entre les partis de la future coalition. Il est d’ores et déjà admis que le parti islamiste Ennahda, qui ne disposait que d’un portefeuille dans la coalition sortante, verra sa présence élargie – à la hauteur de son statut de principal groupe parlementaire à l’ARP. Le soutien d’Ennahda sera crucial au prochain gouvernement.

Connexion familiale très controversée en Tunisie

Youssef Chahed, après sa nomination , le 3 août, à Tunis. | Hassene Dridi/AP

Mais la relation entre M. Chahed et Nidaa Tounès, le parti dont il est issu – fondé par le chef de l’Etat Béji Caïd Essebsi –, sera tout aussi déterminante. Nidaa Tounès est aujourd’hui dirigé par Hafedh Caïd Essebsi, le propre fils du président, une connexion familiale très controversée en Tunisie. Ce soupçon de dérive dynastique explique la polémique qui a aussitôt éclaté sur un lien de parenté entre M. Chahed et le président. Le lien n’est en fait pas d’une grande proximité : l’oncle de M. Chahed serait, selon plusieurs sources, marié à la belle-sœur de la fille du président.

Quoi qu’il en soit, M. Chahed aura pour mission d’aider à la reconstruction de Nidaa Tounès, sévèrement affaibli par les querelles fratricides ayant accompagné la conquête de l’appareil par Hafedh Caïd Essebsi. Or « sauver Nidaa Tounès ne pourra se faire sans la mise à l’écart de Hafedh Caïd Essebsi afin de dissiper l’impression d’une succession familiale », souligne Hamadi Redissi, professeur de sciences politiques. Interrogé sur le fait de savoir si la promotion de M. Chahed aura un impact sur la direction de Nidaa Tounès, le président Béji Caïd Essebsi a lui-même répondu à un groupe de correspondants étrangers : « Je l’espère », accréditant l’impression qu’il s’était rallié à la nécessité d’un futur départ de son fils de la direction du parti.