La grande guerre des bloqueurs de publicité
La grande guerre des bloqueurs de publicité
Par Damien Leloup, Damien Gouteux
L’arrivée, la semaine dernière, des bloqueurs de publicité dans iOS 9 d’Apple a ravivé un débat qui dure depuis plusieurs années sur le rôle des bloqueurs. Tour d’horizon.
Crystal, Purify, Peace : en quelques heures à peine, les trois premiers bloqueurs de publicité pour les téléphones et tablettes d’Apple, se sont hissés dans le top 5 des applications les plus téléchargées sur l’AppStore d’Apple.
Ces logiciels tirent tous parti d’une nouvelle fonctionnalité d’iOS 9 – la nouvelle version du système d’exploitation des iPhone et iPad. Elle permet désormais de créer et d’intégrer des bloqueurs de contenus (images, sons, vidéos) dans le navigateur Safari et les applications qui l’utilisent. Pour la première fois, il est donc possible de bloquer l’affichage de publicités sur les téléphones d’Apple, comme le proposent déjà depuis plusieurs années des modules pour navigateurs sur PC et Mac.
L’arrivée des bloqueurs de publicité sur les terminaux Apple a fait beaucoup de bruit ; en premier lieu car de très nombreux éditeurs de sites se sont plaints de cette arrivée sur l’un des derniers supports où ils pouvaient encore afficher des publicités sans risque de blocage.
Comment fonctionnent les bloqueurs de pub ?
En 2002, le danois Henrik Aasted Sørensen préfère, plutôt que de réviser un examen universitaire, tenter de jouer avec un nouveau navigateur Web : Phoenix, qui deviendra Firefox. Celui-ci offrait déjà la possibilité de programmer des extensions, des petits modules apportant des fonctionnalités supplémentaires au logiciel.
Une extension s’attaquait déjà aux images publicitaires, mais Sørensen a innové en étudiant la source de l’image : le serveur d’où elle provient. Si elle a pour origine un ordinateur identifié comme appartenant à une régie publicitaire, son programme, nommé « Adblock », la rend invisible aux yeux de l’internaute. Chaque utilisateur devait constituer lui-même son filtre en établissant sa propre liste de serveurs de publicité. Le succès fut au rendez-vous et le code source rendu public, permettant à tous de l’améliorer.
Wladimir Palant a découvert l’extension en juin 2003. Il a contribué à une innovation majeure : au lieu de télécharger l’image puis de la rendre invisible, il empêche directement le téléchargement. L’affichage de la page visitée est plus rapide, et la quantité de données échangées est réduite.
En 2005, un autre développeur, Michael McDonald, créé une nouvelle version du logiciel Adblock, qu’il nomme Adblock Plus. Il y ajoute deux fonctionnalités cruciales : la possibilité de laisser passer des publicités sélectionnées et celle de télécharger un filtre par défaut. En clair, tous les navigateurs dotés de l’extension disposent de la même liste de publicités bloquées et autorisées – ces dernières sont dites « sur liste blanche » ou whitelist.
Pourquoi Adblock Plus est-il la bête noire des publicitaires ?
Le programme a du succès. Cela tient à son architecture même, très simple : la plupart des utilisateurs se contentent d’installer l’extension et de laisser les réglages par défaut d’Adblock Plus. En clair, ils se fient au choix de l’éditeur d’Adblock Plus sur les régies publicitaires inscrites sur la blacklist, la « liste noire » des publicités bloquées.
Mais Adblock Plus propose également une liste blanche par défaut, et c’est là-dessus que l’un de ses concepteurs a trouvé un modèle économique. En 2011, sur les conseils de Tim Schumacher, un investisseur spécialisé dans les nouvelles technologies, Wladimir Palant fonde en Allemagne sa propre société, Eyeo, qui a établi sa propre liste de critères à respecter pour qu’une publicité ne soit pas bloquée par défaut : taille des encarts, format, fait de perturber ou non la lecture… Selon Eyeo, sa liste blanche contiendrait à 90 % des entreprises utilisant des publicités « acceptables ».
Mais le respect de ces règles ne suffit pas nécessairement pour rejoindre la fameuse liste : Eyeo demande également aux gros éditeurs de publicité de payer des « frais techniques » avant de les débloquer. Les montants sont secrets, mais le Financial Times, repris par Business Insider, indique que la société exige « 30 % des revenus de la publicité » pour apparaître sur sa liste aux côtés des géants Google et Amazon. Un véritable racket, dénoncent des éditeurs, qui ont tenté de trouver des réponses juridiques – Eyeo a subi quatre procès, principalement en Allemagne, que l’entreprise a tous gagnés –, et techniques – un jeu du chat et de la souris se déroule entre bloqueurs et bloqueurs de bloqueurs.
Le concepteur initial d’Adblock, Henrik Aasted Sørensen, a pris ses distances avec le projet d’Adblock Plus, sans changer fondamentalement d’avis : il estime que la publicité en ligne est « cassée », et qu’il appartient aux sites Web de chercher « des alternatives pour leur financement ».
Quels sont les arguments des pro et des anti bloqueurs ?
Les partisans des bloqueurs de publicité invoquent deux arguments principaux. Ils jugent d’une part que la publicité en ligne est devenue trop envahissante et invasive, nuisant à la consultation des sites. D’autre part, ils reprochent aux publicités de collecter de grandes quantités d’informations personnelles.
Ces deux arguments, initialement portés par des libertaires jugeant que le Web, dans sa forme actuelle, est corrompu par les intérêts privés, sont depuis longtemps sortis du cercle restreint des militants d’un Internet plus libre. S’y ajoute, pour les versions pour téléphones mobiles des sites, un argument technique : le temps de chargement des publicités rend l’affichage des pages Web inutilement long, notamment lorsque le réseau est mauvais.
De l’autre côté, pour bien des sites, la publicité est la seule source de financement, les internautes rechignant souvent à payer pour les consulter. Quant à l’augmentation du nombre de publicités et leur caractère jugé invasif, il est la conséquence directe de la chute des prix, elle-même liée à de nombreux facteurs, dont la prééminence de grands acteurs comme Google et Facebook sur le marché. Pour maintenir leur chiffre d’affaires, les sites ont donc tendance à afficher davantage de publicités par page, ou à privilégier des formats publicitaires plus visibles et plus grands.
Quels sont les précédents ?
Sur le caractère invasif des publicités, il y a un précédent célèbre : à la fin des années 1990, les publicités dites « pop-ups », qui s’ouvrent dans une nouvelle fenêtre, se sont généralisées après qu’elles sont apparues sur la plateforme d’hébergement Tripod. Elles sont rapidement devenues la bête noire des internautes : difficiles à fermer, parfois sonores, elles s’ouvrent automatiquement dans une nouvelle fenêtre, à une époque où le navigateur utilisé par la quasi-totalité des internautes, Internet Explorer, conçu par Microsoft, ne disposait pas de système d’onglets.
L’apparition de nouveaux navigateurs Web va changer la donne : Opera, puis Firefox intègrent des bloqueurs de pop-ups, facilement paramétrables. Cet avantage décisif, doublé d’innovations techniques, contribue au succès de Firefox – Microsoft sera contraint de suivre le mouvement, et intégrera par la suite son propre bloqueur de pop-ups à son logiciel. Depuis, les pop-ups ont quasiment disparu, et si elles existent encore, peu d’entre elles échappent aux systèmes de blocage désormais intégrés dans tous les navigateurs.
Les défenseurs des bloqueurs de publicités citent souvent cet exemple, estimant que c’est un cas typique d’évolution technique ayant permis de limiter les abus des publicitaires. Certains estiment également que l’industrie de la publicité a « eu sa chance », lorsque la fondation Mozilla et d’autres acteurs du Web ont souhaité développer le Do Not Track, un système simple permettant aux internautes de décider si, et quand, ils acceptaient que leur navigation soit tracée. Faute de soutien de la part de l’industrie, ce système n’a jamais décollé.
Pourquoi le créateur de l’application Peace a-t-il retiré son logiciel de la vente ?
Marco Arment, le créateur de Peace, le bloqueur de publicités pour iOS, est un développeur reconnu. Son application, qui utilisait la technologie de Ghostery – un logiciel de protection de la vie privée qui peut aussi être utilisé comme bloqueur de publicités – s’est hissée en 24 heures en tête des applications payantes les plus téléchargées sur iPhone.
Le succès de l’application lui a valu d’être violemment pris à partie en ligne par des anti-bloqueurs de publicité.
I guess people aren't happy with @marcoarment https://t.co/lM4pKDdUB2 http://t.co/jQ2umk8v3U
— DanGraziano (@Dan Graziano)
S’en est suivie une longue discussion en ligne, sur les réseaux sociaux et plusieurs blogs spécialisés, sur l’éthique des bloqueurs de publicité. Certains commentateurs estiment que la large diffusion des bloqueurs forcera l’industrie de la publicité à s’adapter, comme le chroniqueur du New York Times Farhad Manjoo ; d’autres, comme le développeur Joen Asmussen, considèrent qu’il n’y a pas de bloqueur de publicité « éthique » :
Un bloqueur de publicité éthique, qui ne bloque que les « mauvaises » pubs et laisse passer les « bonnes », ça n’existe pas. J’aimerais me sentir comme un activiste luttant pour la pureté du Web quand j’installe l’application de Marco Arment à 2,99 dollars. Je voudrais bien croire qu’en faisant cela, je contribue à faire changer les entreprises de la publicité de manière positive (…) mais c’est une illusion.
Au terme de deux jours de débats enflammés, Marco Arment a finalement décidé de retirer son application du catalogue en ligne d’Apple - les acheteurs seront remboursés. Il s’en est expliqué sur son blog :
Peace traitait toutes les publicités de la même manière (…) Cette approche est trop brutale, et Ghostery et moi-même avons décidé que cela ne sert pas nos buts et nos convictions de la bonne manière. Si nous voulons amener un changement global, une approche plus nuancée et plus complexe qu’une simple application iOS est nécessaire. (…) Le blocage de publicité est une sorte de guerre (…). Je vois la guerre comme le Tao la voit : il faut l’éviter autant que possible. (…) Et même si je « gagne », ça ne me plaît pas. C’est pourquoi je me retire de ce marché.