Eric Judor, en 2011 | Jerome Bonnet / modds

Mercredi 13 juillet, 9 h 58. Entre des falaises millénaires et une rivière cristalline s’étire, sur 50 hectares, une majestueuse propriété familiale. La première fois que le propriétaire, Yann Callot, a croisé ce célèbre crâne rasé, il a cru reconnaître un ancien élève « qui était au fond de l’amphi ». A Joyeuse, village voisin, des commerçants ont appris que « le mec de la pub EDF », le fameux Eric de « Eric et Ramsy », celui qui parle anglais et qui fait le Chinois, tournait un film dans la région. Depuis six semaines, en effet, ce garçon de 47 ans, septième dan de l’humour puéril catégorie « lourd-léger », a pris possession de ce coin sauvage de l’Ardèche en le transformant en un immense plateau de cinéma etune halte-garderie grandeur nature.

10 h 02. Eric Judor arrive sur le plateau 100 % bucolique pour préparer son avant-dernier jour de tournage de La Communauté, son troisième long-métrage en tant que réalisateur. Dans cette fiction, il interprète également Victor, un zadiste qui pense, comme ses compagnons, faire partie des derniers survivants sur Terre après qu’une pandémie a décimé l’espèce humaine. Pantalon kaki (sans un pli), tee-shirt (toujours sans un pli), Eric Judor salue ou embrasse ses techniciens, « checke » à l’américaine ses acteurs, et nous accueille comme un proche de la famille. « Si je peux aider un petit fanzine », taquine-t-il. Soudain, il aperçoit le comédien Eddy Leduc et lui pose, sur un ton grave, une curieuse question : « Ton portable, il fait aussi mail ? » Eclats de rire.

Entouré de son chef opérateur (Vincent Muller), de son directeur artistique (Nicolas Orzeckowski), de son premier assistant-réalisateur (Michel Acerbo) et de l’un de ses cadreurs (Baptiste Nicolaï), Eric Judor commence à travailler sur la scène 51, celle qui voit Victor péter un plomb avant de converser avec Simon, incarné par le talentueux Youssef Hajdi. Quel plan ? Où placer les deux caméras ? Un travelling ? Et si on enterrait Simon dans un trou, au lieu qu’il soit sur une butte ? Chacun propose un angle, une situation, une réplique. Eric écoute, parle peu, baisse la tête, ferme les yeux, semble imaginer la scène à partir des différentes suggestions. « J’entends ce qu’on me dit, précise-t-il. Je prends les avis de tout le monde et après je fais ma petite tambouille. » « Sa force, c’est qu’il rebondit sur les propositions », ajoute Baptiste Nicolaï.

Un « delirium » perpétuel

Discussion technique et esthétique ultra-sérieuse quand, subitement, il recroise Eddy Leduc et lui repose, d’un ton aussi grave, la même question : « Ton portable, il fait aussi mail ? » Eric répétera cette phrase peut-être 102 fois dans la journée : ça fera toujours autant rire le plateau. « C’est un gimmick qu’on a depuis le début du tournage », raconte le réalisateur. « Eric est constamment dans la vanne », souligne Youssef Hajdi.

La vanne ? C’est son mode de vie et son obsession. En réalité, Eric Judor, qui joue le simplet sur scène ou à la télévision depuis ses débuts en 1995, vient d’une exoplanète où l’absurdité, la mythomanie et la mauvaise foi sont les normes absolues. Il a su trouver de la pureté et une forme de poésie chez le bouffon qui, pour lui, n’existe nulle part ailleurs. L’idiot du village, qu’il incarne tant sur le petit que sur le grand écran, a quelque chose de gracieux, de naïf et de foncièrement gentil. Est-ce, finalement, sa nature profonde ?

Car Eric Judor est un mélange de genres : acteur, humoriste, réalisateur, producteur, créateur de séries (« H », « Platane », « Moot-Moot »),mi-Guadeloupéen, mi-Autrichien, ancien logisticien chez Bouygues, ancien guide touristique… Avec sa tête de « rebeu » (arabe en verlan), on continue de le confondre avec Ramzy, son âme sœur comique. Peu importe, Eric semble vivre dans un « delirium » perpétuel, où seuls les quiproquos burlesques et autres situations incohérentes ont du sens. Et pour le suivre, mieux vaut être dans son délire et poser des questions qui ne veulent rien dire. Peut-être est-ce le meilleur moyen d’être pris au sérieux.

PLATANE - Saison 2 - Teaser officiel CANAL+ [HD]
Durée : 01:09

11 h 37. Mise en place terminée, c’est l’heure d’aller déjeuner. A table avec une partie de son groupe, il plaisante, rigole, chambre Youssef Hajdi, qui s’apprête à avaler deux steaks ; et, entre un nem et une tranche d’ananas, Eric demande à Eddy : « Ton portable, il fait aussi mail ? » Il y a une vraie complicité avec les comédiens et les membres de son équipe. Rien d’étonnant : une partie de sa bandetravaille et tourne avec lui depuis des années. « Il a sa garde prétorienne, mais comme ce n’est pas un empereur, mieux vaut parler de garde rapprochée, lance Baptiste Nicolaï. Nous avons une telle relation qu’on se permet de lui donner notre avis, même s’il n’a pas à justifier son choix. » Quelques minutes plus tard, direction la loge pour s’y faire maquiller, répéter son texte et, surtout, reprendre et peaufiner les dialogues de la scène du jour avec Nicolas Orzeckowski. Mais nous ne pourrons pas le suivre dans ce moment d’écriture : un « œil étranger » peut le déranger dans son processus de création.

12 h 33. Les équipes sont prêtes, le rail pour le travelling a été posé, le trou pour Simon, creusé, et les deux caméras sont en place. Pour filmer cette scène qui compte dix répliques entre Eric et Youssef et dure à peine trois minutes, il faudra près de… quatre heures. Eric Judor multiplie les plans sous différents angles. Entre deux prises, il court jusqu’au combo (retour vidéo) pour regarder ce qui vient d’être tourné. Quand ça ne le fait pas sourire, il recommence. Les allers-retours sont incessants. Soudain, il voit Eddy Leduc : « Ton portable, il fait aussi mail ? » Puis, il reprend son visionnage.

Spielberg sur le plateau ?

14 h 09. Le texte évolue : on change encore des mots, des phrases. Nicolas Orzeckowski lui souffle ce qu’il doit améliorer. « Comme je joue et réalise en même temps, je n’ai pas le recul nécessaire », souligne Eric Judor. « C’est un réalisateur immergé, il sait ce qu’il veut dans les séquences, nous les nourrissons avec lui », explique son directeur artistique. Eric cherche la meilleure vanne, le meilleur effet comique, le gag ultime. Exemple.

Eric (de Eric&Ramzy) détourne la pub de Canal+
Durée : 00:42

Simon s’apprête à tirer avec un appareil bricolé capable de capturer des lapins. A ce moment-là, Victor doit lui lancer : « Tu les bouffes ? » Pas assez drôle. Eric s’éloigne du texte – écrit par l’humoriste Blanche Gardin (qui joue dans le film) et le scénariste Noé Debré – et fait dire à son personnage : « Et ça marcherait sur une vache ? » Nicolas Orzeckowski lui demande d’essayer « grosse vache ». La nouvelle réplique semble plaire au plateau : « Et ça marcherait sur une grosse vache ? » Du coup, Youssef doit rebondir et enchaîner sans attendre : « Euh oui, sur une auvergnate, une charentaise. Oui. » Les deux acteurs reprennent tout du début, avec ces nouvelles répliques. Eric annonce qu’il va « polluer » le texte de Youssef, provoquer l’acteur pour laisser de la place à l’improvisation et à la spontanéité. « C’est comme ça qu’il dirige, en allant chercher la vanne chez son comédien, explique Youssef Hajdi, qui a tourné sous ses ordres dans les deux saisons de “Platane”. Il a énormément progressé dans la direction d’acteur. Pour moi, et c’est sincère, c’est le meilleur dans son domaine. Comme il est aussi comédien, il a le sens du rythme. »

Entre deux prises, Eric Judor ne s’arrête jamais de parler. « Je me rends compte que quand une séquence a du mal à prendre, je suis content d’en faire partie pour insuffler l’énergie immédiatement. Je donne le la aux acteurs. Je suis au cœur de toute l’animation », explique-t-il. Et de l’énergie, il faut en avoir. Après plusieurs heures à tourner, Youssef doit garder sa même force comique. Le soleil cogne, les avions hurlent dans le ciel et les criquets chantent trop fort. Il faut être patient, et ça fatigue. « Je dois toujours trouver une tension intérieure », reconnaît Youssef Hajdi. Eric croise Eddy : « Ton portable, il fait aussi mail ? »

15 h 33. Une assistante distribue des bonbons. Des amis, de la famille ou des proches des propriétaires de la résidence viennent assister au tournage. Personne dans l’équipe ne semble gêné par leur présence, et Judor salue même les visiteurs. Un homme proche des 70 ans, barbe blanche et qui ressemble au réalisateur du film E.T. l’extraterrestre, observe le plateau. Eric Judor l’aperçoit : « Hé, on a Spielberg sur le plateau ! » L’homme enchaîne, placide : « Non, ce n’est pas moi mais j’ai travaillé avec lui. » Judor : « C’est pas possible ! » Il s’agit d’Alain Masseron, venu en voisin – un directeur de la photographie à la retraite, récompensé par un Oscar en 2005 pour avoir participé à l’invention de la Louma, une caméra révolutionnaire.

17 h 12. Changement de scène. Eric Judor doit donner la réplique à une jeune actrice, Claire Chust. Même procédé qu’avec Youssef : il la provoque, la déstabilise afin d’en tirer les réparties les plus drôles. Eddy Leduc s’est changé et ressemble à un danseur de Tecktonik. En quittant le plateau, on se demande si son portable fait aussi mail.

Prochain article : Laurence Ferrari